samedi 24 mai 2008

Train fantôme, Anonyme, Paris, 24 mai 2008

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C. a laissé la semaine dernière sur mon ordinateur le fichier word du 5ème ( ?) livre de son ex., tout juste achevé et encore à publier. A plus d’un titre je m’empressai de le lire, d’abord à l’écran puis en version imprimée, ce qui confirme que la lecture à l’écran est un survol. C’est l’histoire d’un fou (« l’insensé de Saint-Fargeau ») qui s’appelle comme moi (comme vous ? non comme moi). C. me l’avait plus ou moins annoncé mais ça m’a quand même vexé au début. En plus il démarre en expliquant qu’il ne donnera pas le nom de la femme qui l’a rendu fou pour ne pas fausser notre jugement, ni le nom de son meilleur pote pour les mêmes raisons, et après il balance joyeusement mon prénom qui n’est même pas le sien. En même temps c’est aussi celui de son frère (en vrai) et à part le type transi d’amour faisant un boulot à la con, la comparaison avec moi s’arrête là.

Donc c’est l’histoire d’un type qui vend des cigares de contrebande au bar de l’hôtel Raphaël et qui entame une relation avec la femme d’un de ses clients, O., une russe cinglée et égocentrique dont il devient progressivement effroyablement jaloux, qui finit par le mépriser et, au bout de 403 jours, le larguer. Le récit est entrecoupé de scènes de métro où trois jeunes imbéciles poursuivent une conversation avec l’insensé de Saint-Fargeau en fond de décor. En fait il s’agit du trajet en métro vers le vernissage de O. et ce n’est qu’une fois rendu que l’on comprend définitivement que l’auteur et l’insensé de Saint-Fargeau ne font qu’un et qu’il a poussé O. dans la Seine tout en en conservant un bras qu’il a expédié à sa propre adresse.

Il y a plein de choses réussies dans ce livre. Déjà ça tient la distance, c’est homogène, ça se lit plaisamment avec un vrai rythme un peu lancinant et répétitif. Peut-être est-ce lié au fait de lire un texte pas encore officiellement publié, l’envie vient parfois de le retoucher, de le parfaire, d’éliminer les phrases définitives pour certaines horripilantes. Les sentences et les références chics confèrent un ton parisien pas loin d’être méprisant, mais quand même vu comme tout ça est casse-gueule il s’en tire vachement bien et c’est très impressionnant. Le défaut grave et fatal me semble le peu de teneur de son personnage féminin, dont on ne comprend pas que l’auteur en tombe raide à ce point. C’est ce qui fait que le livre reste un petit ouvrage parisianiste, mais certainement pas moins bon que des Foenkinos et autres Jauffret. Je serai curieux de voir l’accueil qu’il recevra dans la presse.

dimanche 18 mai 2008

En route pour la Gloire, Woody Guthrie, Paris, 18 mai 2008

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Encore un tuyau du vieux Bob, moins percé que les autres. Un peu comme pour Dylan Thomas ou Dylan lui-même, cette autobiographie sent un peu l’esbroufe et l’autocélébration, ou sans doute certains passages moins reluisants ont été passés à la trappe (pas un mot sur le mariage signalé dans la notice biographique « au début des années 30 » alors que le récit court de 1912 à 1942 et qu’un second mariage s’est apparemment tenu en 1942), mais l’essentiel, l’attitude, le cran, les rencontres, sont là et bien là.

Woody, c’est comme Tom Sawyer : c’est l’Amérique, le grand rêve de la liberté. Le livre démarre et s’achève dans un train de marchandises, en hobo parmi les hoboes, avec sa boîte à musique (sa guitare). L’essentiel de l’existence de Woody Guthrie semble avoir été l’itinérance à travers les Etats-Unis d’Amérique parmi les pauvres à la recherche d’un boulot, en soulageant leurs souffrances par de la musique et des paroles inventées sur le tas, le tout porté par la conviction inébranlable que ces gens sont bons et n’aspirent qu’au bonheur, et que c’est la mouise qui les fait se comporter en hyènes. Sans le dire il conçoit sa mission de troubadour à la fois comme un devoir de témoignage sur la dureté des relations sociales et le sort de misère des pauvres de Hooversvilles et des jungle camps, mais aussi comme un rappel à ces pauvres qu’ils ne sont pas que des pauvres, mais aussi des hommes, des frères. Ainsi le 1er chapitre est le récit d’une baston générale entre 70 hoboes dans un wagon de marchandises en marche, et le dernier chapitre est l’épilogue de cette baston, où les mêmes hoboes fraternisent après l’annonce qu’il y a du boulot à Seattle… Guthrie est un peu de gauche.

Entre ces deux chapitres, Guthrie fait le récit de son existence, dans l’ordre chronologique, l’enfance à Okemah dans l’Oklahomah, marqué par le boom pétrolier, une première époque radieuse et opulente, suivie d’une descente progressive aux enfers liée notamment à la folie de sa mère qui semble pyromane. Les maisons brûlent successivement, dont une fois avec la petite sœur dedans, les affaires immobilières du père tournent mal, et Woody devient vagabond, arpentant une Amérique de misère, travaillant de-ci de-là et apprenant sur le tard à jouer de la guitare. Le premier voyage vers la Californie occupe une part importante du récit et a failli le laisser sur le carreau. Une fois là-bas, il aurait pu (prétend-il) s’assurer une place au chaud chez sa tante mais il préfère quand même, à moitié mort de faim, continuer dans le monde des vivants que de pénétrer dans la bourgeoisie éthérée. De même à New York à la toute fin du livre, « à la croisée des chemins », il choisit lui-même (avec la métaphore d’une barque s’éloignant et dont il ne saute pas) de refuser un juteux contrat de music hall et de poursuivre sa vadrouille parmi les travailleurs miséreux.

L’écriture de Guthrie est assez inimitable et fort bien rendue par la traduction française. La syntaxe est souvent approximative ou disons plutôt que le style est très free et créatif (par exemple ce titre d’un délicieux chapitre sur une bataille entre deux bandes d’enfants, digne d’un récit épique de Las Casas sur une bataille napoléonienne : « Pus aucune bande peut pus nous battre »), l’ironie et la tendresse omniprésentes. Par exemple sur la fin de son voyage initiatique pour la Californie : « Ce fut le plus près de la boîte à dominos où je me sois jamais trouvé. Mon esprit reconstitua un million de choses, toute ma vie défila devant moi, et tous les gens que je connaissais, et tout ce qu’ils signifiaient pour moi. Et, sans nul doute, ma ligne politique changea sérieusement à cet instant et à cet endroit mêmes, encore que j’ignorais que je faisais mon éducation à l’époque. » À plein de moments, j’ai pensé à Djian et à sa phrase somptueuse : « le style permet de concentrer toutes les expériences d’un homme en une seule phrase. » De ce point de vue, Guthrie a une sacré classe.