dimanche 19 août 2007

Le capitalisme d’héritiers, Thomas Philippon, Paris, 19 août 2007

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Ce court essai d’économie appliquée défend une thèse simple à partir d’une série de corrélations statistiques : les pays dont les relations sociales au travail sont mauvaises enregistrent des contre-performances économiques, notamment sur le plan de la croissance et du chômage, et par ailleurs les pays qui connaissent les relations sociales au travail les plus tendues sont ceux dans lesquels est fortement représenté le capitalisme familial (entendu comme le pourcentage d’entreprises côtées ayant in fine pour actionnaire de référence – détenteur de plus de 10% du capital – un groupe familial et/ou un management familial).

Ce n’est pas inintéressant et le point de vue exprimé est sans doute fondé, mais sa démonstration est contre-productive : la caractéristique première de l’ouvrage est l’utilisation systématique et abusives des corrélations statistiques comme élément de preuve irréfutable. Thomas Philippon énonce d’ailleurs à maintes reprises des intuitions dont il cherche ensuite confirmation dans les statistiques, au besoin en recourant à des correctifs pour se « débarrasser » (texto) des certains « effets » ne cadrant pas avec la démonstration. Par exemple pour la démonstration centrale s’agissant de l’existence d’une corrélation entre qualité des relations sociales et poids des entreprises familiales, le deuxième terme de la comparaison est retraité pour tenir compte de la taille des pays, au prétexte qu’un grand marché intérieur impose de plus grandes entreprises, rendant plus difficile le maintien d’un contrôle familial. Un tel correctif est à l’évidence injustifié, et il ôte toute crédibilité à la corrélation recherchée. Même sans correctifs le pouvoir de démonstrations de ces correctifs est d’une façon générale largement surestimé par l’auteur, qui en cite pourtant spontanément les écueils : « la possibilité de causalité inverse et l’existence de variables non observées ». Autant une statistique bien choisie peut ébranler une conviction ou mettre sur une piste de réflexion, autant elle ne pourra à soi seule prouver quoi que ce soit ou, me concernant, emporter quelque conviction que ce soit… Je préfère largement les quelques citations qui émaillent le texte, telle celle pleine d’évidence de Warren Buffet, pour qui il serait « absurde de choisir l’équipe olympique de 2020 en sélectionnant les fils aînés des médailles d’or des jeux de l’an 2000 ». L’alliance du bon sens paysan et des mathématiques appliquées à la réalité devrait pourtant convaincre… Tout est peut-être question de rhétorique : l’intention de Thomas Philippon est trop manifeste et ses sabots trop gros. Aussi se défend t-on de le suivre.

samedi 18 août 2007

L’élégance du hérisson, Muriel Barbery, Paris, 18 août 2007

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Énorme succès à retardement qui atteint en ce mois d’août des niveaux davincicodesque alors qu’il a été publié il y a un an (j’ai en mémoire l’entraîneur du PSG, Guy Lacombe, affirmant peu avant son limogeage qu’on le lui avait offert fort à propos), il est naturellement difficile pour ce modeste conte philosophico-urbain d’être à la hauteur du vacarme qui le précède.

Ca ressemble un peu à ce film américain fascinant dont j’ai oublié le titre, dans lequel une jeune ado timide, complexée par ses lunettes triple foyers et ses dents baguées, se transforme en ravageuse bombasse le jour où on lui enlève ses bagues (on en profite pour remplacer ses lunettes par des lentilles, l’emmener chez coiffeur et tutti quanti…). Renée Michel, concierge moche et ratatinée de 54 ans, s’offre un relooking à la faveur d’une invitation à dîner de Kakuro Ozu et révèle, outre une inattendue beauté, les trésors de son intellect qu’elle s’évertuait à dissimuler pour rester concierge incognito, sa sœur étant morte d’avoir frayé avec les riches (engrossée puis abandonnée). A intervalles réguliers, la jeune Paloma, 11 ans, habitante de l’immeuble, nous livre des chroniques sur sa vision du monde en préparation de son suicide, planifié pour son prochain anniversaire. Paloma est l’âme sœur de Renée, sa réplique miniature, tandis que Kakuro est son double japonais, aux références et goûts culturels exactement identiques. On notera ainsi, pour rester dans les références cinématographiques (révélateur de schémas clichés ?), un petit aspect Highlander assez pathétiquement narcissique : d’un côté l’humanité plutôt obscène à quelques exceptions près, de l’autre les Highlanders, qui se reconnaissent progressivement entre eux : extrêmement intelligents, universellement cultivés et adorateurs du raffinement japonais. Il s’avère évidemment que ça correspond exactement aux portraits de l’auteur qui fleurissent dans les journaux. Le subterfuge utilisé pour rendre l’intelligence des Highlanders (donc de l’auteur) rappelle celui d’Anne Bragance : on part de personnages supposés incultes (une concierge) ou ignorants (une fillette) de façon à accroître la disproportion avec les auteurs et les références cités, Kakuro arrivant par-dessus pour homologuer la performance culturelle.

Cependant à part quelques emballements énervants sur des banalités présentées comme très perspicaces, les inserts philosophico-culturels sont plutôt robustes et distrayants. Tout comme la critique sociale, au plaisant ton acerbe. Le défaut du livre réside plutôt dans le peu de péripéties : un proprio meurt, son remplaçant s’intéresse à la concierge négligée depuis toujours en partie grâce à ses propres efforts de discrétion, qui en ressent une immense joie puis meurt écrasée. Le succès du livre est donc d’autant plus étonnant qu’il n’est pas palpitant, voire tombe parfois des mains en dépit de chapitres très courts et faciles à lire. Peut-être est-ce typiquement le livre recommandable sans que ce soit déshonorant, tout en étant pas trop dur à lire. Il fait en revanche peu de doute qu’il ne laissera pas de trace, à la différence des livres de Pennac, au ton comparable bien que plus universellement accessibles, qui traverseront les époques. La trop grande proximité entre les personnages de hérissons élégants (tous incarnant l’auteur) finit par donner l’impression d’un manque de générosité ou d’épaisseur…

samedi 4 août 2007

Vendredi ou les limbes du Pacifique, Michel Tournier, train Blois-Paris, 4 août 2007

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La lecture de Michel Tournier frappe dès les premières lignes par la richesse du vocabulaire et la précision des descriptions. Le récit des 28 années d’errances psychologiques de Robinson Crusoé sur son île déserte, du naufrage de la Virginie le 30 septembre 1759 à l’accostage du Whitebird le 19 décembre 1787, est brillantissime.

Seul rescapé avec le chien Tenn alors même que le navire et sa cargaison ont eux aussi échoué sur l’île, Robinson sombre dans le désespoir après quelques vaines tentatives d’évasion (notamment l’échec de l’Evasion, construit pour reprendre la mer mais impossible à mettre à l’eau). Dans un second temps il se reprend en décidant de recréer un monde humain : l’île de la Désolation devient Speranza et Robinson son gouverneur. Le temps est rétabli et Robinson administre patiemment son territoire. Dans un troisième temps Vendredi, sauvé accidentellement par Robinson d’un sacrifice des indiens Araucanas qui accostent parfois l’île, fait son apparition et dérègle le bel ordonnancement de l’île jusqu’à provoquer l’explosion de la grotte où sont entreposés les stocks (de dynamite entre autres). Vendredi d’esclave devient alors l’égal et l’aiguillon de Robinson dans sa communion avec l’île. Lorsque accoste le Whitebird après 28 années de solitude, Robinson préfère rester dans son tête à tête avec l’île plutôt que retourner à la brutalité des hommes. Vendredi choisit en douce le Whitebird, tandis qu’un petit mousse maltraité fait le trajet inverse : Robinson le prénommera Jeudi.

Tournier fait le récit techniquement étayé des aléas de la survie sur une île déserte : Vendredi est d’abord un roman d’aventure entraînant et grand public, porté par un thème d’une force imparable et par une certaine fougue dans l’enchaînement des évènements, ainsi qu’une grande finesse psychologique. Mais c’est aussi et peut-être surtout le support d’une réflexion sur la solitude et l’isolement, ce dont témoignent les libertés de Tournier avec le cadre historique (décalage d’un siècle avec le récit originel de Defoe, écrit en 1719 et se déroulant de 1659 à 1687, remarques philosophiques volontiers anachroniques ou dignes de Houellebecq : « le sacrifice de l’individu à l’espèce, qui est toujours secrètement consommé dans l’acte de procréation ») ainsi que la postface jargonnante de Deleuze. Celle-ci m’avait été très favorablement vantée : c’est agréable de lire un livre dans l’impatience de la postface et en accordant au livre une attention redoublée en vue de la mystérieuse postface, ce d’autant que le thème de la solitude est au cœur de mes interrogations actuelles. La déception a naturellement été à la hauteur de l’attente : je n’ai rien compris, ou à peu près. Je préfère en rester à une interprétation simple : la solitude est un gouffre protéiforme et autoalimenté dont passé un certain stade on ne revient pas (« Il se pourrait qu’un jour je disparaisse sans trace, comme aspiré par le néant que j’aurais fait naître autour de moi. »). Il paraît d’ailleurs que les humains isolés perdent en quelques années l’usage de la parole. Robinson pose en règle d’exprimer toutes ses pensées à voix haute et tient un « log-book », ce qui l’aide peut-être à préserver son aptitude au langage.

D’un point de vue romanesque, le refus du retour à la civilisation de Robinson est dommageable, le choix du Robinson de Defoe est d’ailleurs différent, mais là n’est pas l’essentiel. La dernière phrase de Deleuze dans sa postface peut à elle seule alimenter des réflexions infinies : « Il faut imaginer Robinson pervers ; la seule Robinsonade est la perversion même. » Deleuze décrit la perversion comme un « altrucide », autrement dit un meurtre des possibles. Qu’est-ce qu’une « Robinsonade » ? Fantasme d’isolement, de vie morte ? Quoi de plus attirant et de plus douloureux que la solitude ?