vendredi 30 septembre 2005

Schopenhauer, philosophe de l’absurde, Clément Rosset, Carcassonne, 30 septembre 2005

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Achèverai-je un jour l’assommant Clausewitz ? À force d’entendre Houellebecq se répandre et invoquer Schopenhauer, l’excitation de lire le dernier Houellebecq m’a passé, remplacée par une curiosité pour Schopenhauer, que par ailleurs Beigbéder citait parmi les diaristes qui l’avaient inspiré. Renseignement pris, Le monde comme volonté et comme représentation n’a rien d’un journal (où l’on retrouve la dilettance qui fait tout le charme de Beigbéder) et tout d’un énorme pavé à faire pâlir un moins scolastique. J’ai donc opté pour le résumé vulgarisateur proposé par Clément Rosset et je m’en réjouis grandement. La lecture est plaisante en dépit de certains passages escarpés, l’analyse est élogieuse mais rigoureuse, concise mais complète, et ouvre de vastes perspectives.

Schopenhauer est un précurseur, de Nietzsche, de Freud et de Marx, sorte de créateur de l’anti-humanisme. Il a selon Clément Rosset fait preuve d’une grande maladresse de formulation et n’a pas su exploiter ses immenses intuitions, se situant en successeur de Kant alors qu’il en détruisait les préceptes fondamentaux. Son apport essentiel est celui d’une conception généalogique de la philosophie, qui revient à rechercher la motivation, ou le but poursuivi, par une idée ou plutôt par celui qui l’énonce ou celui qui l’adopte. S’en suivent deux constats majeurs :
1. Les liens de causalité avancés pour expliquer l’ordre des choses n’expliquent en fait jamais rien, pour la bonne raison qu’il n’y a pas de cause finale. L’imposture habituelle consiste à persuader ou à se persuader qu’en expliquant un bout on a fait le tour de la question alors que le mystère reste entier.
2. Cette satisfaction facile permet simplement à l’homme de limiter l’étonnement perpétuel qu’il devrait avoir de toute chose, d’où la mise à jour d’un subterfuge inconscient permettant de ne pas avoir à affronter l’absence de finalité du monde.

Cette « fonctionnalité » des raisonnements humains est la grande découverte, que le docteur Freud exploitera plus tard en citant nommément Schopenhauer sur certains points. J’étais d’ailleurs frappé par l’assertion de Schopenhauer selon laquelle la santé mentale d’un individu peut se jauger à sa mémoire, les choses qu’il oublie étant celles qu’il n’a pas la force d’affronter. J’ai du souci à me faire…

La pierre angulaire de Schopenhauer, qui rejoint la folie en ce qu’elle est un présupposé dont découle tout le reste, est que l’absence de finalité connaissable du monde devient une absence de finalité radicale : le mode n’a aucun sens, mais il a une unité profonde, manifeste dans son organisation. De là l’absurdité du monde : toute chose a une cause nécessaire, mais aucune raison ultime ne justifie l’ensemble. Dès lors pourquoi voulons-nous ? Pourquoi acceptons-nous ce jeu de dupes ? C’est le désir lui-même qui est absurde : nous savons que nous ne tirerons pas de satisfaction de sa réalisation, ou dans le meilleur des cas une satisfaction partielle et fugace, et nous mettons tout de même tout en œuvre pour nous plier à cet impératif incompréhensible, incarné par exemple de façon particulièrement accomplie dans le désir de procréation. Il nous faut bien reconnaître finalement que nous ne sommes pas plus libres qu’un arbre ou un caillou et que nous ne faisons comme eux qu’obéir à la Volonté, principe sans cause organisateur du monde. Nous croyons être libres parce que nous envisageons des possibilités, mais une seule de celles que nous envisageons est réellement possible. Là où nous croyons vouloir, nous ne faisons que nous soumettre à la Volonté. Ainsi Schopenhauer écrit dans son Essai sur le libre-arbitre : « Spinoza dit (épître 62) qu’une pierre lancée par quelqu’un dans l’espace, si elle était douée de conscience, pourrait s’imaginer qu’elle ne fait en cela qu’obéir à sa volonté. Moi j’ajoute que la pierre aurait raison. » La particularité de l’homme, c’est la connaissance des tendances qui l’agitent, mais cela ne signifie pas qu’il ait un pouvoir sur elles : « le caractère, c’est-à-dire la somme de toutes les volontés de la personne, est donc le lieu de la nécessité qui l’enchaîne au Vouloir. » C’est finalement l’individu que Schopenhauer remet en cause : pas de liberté, pas de devenir, mais l’éternel retour du même, par-delà la mort de chacun qui en quelque sorte est déjà advenue. C’est ici que l’on rejoint Houellebecq et sa passion pour le clonage, ou sa colère contre la douleur qui « va très au-delà de sa fonction de stimulus ».

Schopenhauer s’explique finalement par une colère contre l’inconnaissable, en réaction notamment contre Leibniz qui choisit face au même mystère de dormir tranquille. Passionnante dans sa radicalité, cette pensée reste totalement inétayée et fantasme l’inconnaissable à partir de l’hypothèse : et s’il n’y avait tout simplement rien ?

dimanche 18 septembre 2005

Les dépossédés, Robert Mc Liam Wilson et Donovan Wylie, La Réunion, 18 septembre 2005

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Nouvelle interruption de Clausewitz, qui freine décidément le rythme de lecture, pour un cas d’urgence : la parution d’un nouveau livre de Mc Liam Wilson, que je tiens pour un de mes héros contemporains (avec Betrand Cantat et Gabriel Heinze), sans être tout à fait sur qu’il y ait une raison à cela plus valable qu’une autre.

Il s’agit en fait d’un fond de tiroir, publié comme La douleur de Manfred en 1992 en Angleterre, quatre ans après Ripley Bogle et quatre ans avant Eurêka street, mais jamais traduit jusqu’ici. Et de fait l’auteur qualifie lui-même son livre d’échec, et au mieux de livre sur l’échec, et c’est effectivement un livre raté.

L’auteur et un jeune camarade photographe, Donovan Wylie, projettent une immersion dans la pauvreté à Londres, Glasgow et Belfast, afin de témoigner de ce qu’ils verront. Les photos de Donovan Wylie, certes mal rendues par le format et le grain de l’impression, me semblent à quelques exceptions prés d’une grande immaturité, marquée par une retenue exagérée qui étrangement ne masque pas un parti pris misérabiliste. On sent le jeune adulé un peu vite, qui s’est crû génial, et qui redescend dans la douleur avec ce projet. Mc Liam Wilson ne s’en tire pas beaucoup mieux. On sent qu’il a vécu des rencontres extraordinaires (tout comme Donovan Wylie), il en restitue avec brio certaines séquences, mais il s’empêtre aussi au passage dans des théories du complot, ou peu s’en faut, des incantations morales répétitives, des credo politiques des plus naïfs et en définitive un foutu bordel sans autre cohérence que le ressenti et le débordement de l’auteur tel qu’il a bien voulu se donner la peine de le gérer. Enfin, et peut-être surtout, l’échange entre les deux auteurs semble être tombé complètement à plat. Les photos ne collent pas au texte, ni inversement et, à mon avis, ni dans les sujets, ni dans la démarche. Wylie cherche un sujet difficile pour tester son talent, alors que Mc Liam Wilson semble essayer de se dégager de la culpabilité de sa réussite d’écrivain. Non que les deux ne soient pas sincères dans leur sentiment de révolte mais visiblement ils ne se sont pas mis d’accord sur la traduction artistique à lui donner et ne se sont sans doute pas suffisamment interrogé sur leur démarche.

Reste que la lecture de Mc Liam Wilson est toujours un grand plaisir. J’en aurais bien, malgré tous ces défauts, lu 200 pages de plus. Il y a ce goût particulier, une ironie omniprésente alliée au flegme britannique, souvent exprimée par des juxtapositions vocabulistiques incongrues et savoureuses.