mercredi 16 janvier 2008

24 heures dans la vie d’une femme, Stefan Zweig, Paris, 16 janvier 2008

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Comme dans La destruction d’un cœur, tout part d’un séjour dans un hôtel, marqué par le scandale d’une femme, Henriette, abandonnant mari et enfant pour partir avec un homme, certes éminemment séduisant (et français) mais qui n’a séjourné que 24 heures dans l’hôtel. L’auteur prend sa défense contre les commentateurs indignés lors des repas suivants, ce qui conduit Mrs C., une exquise mais très réservée vieille dame anglaise, à vouloir lui confier sa propre histoire, qui constitue l’essentiel de ce court roman.

Longtemps après la mort de son bien-aimé mari et alors que ses deux fils sont déjà grand, Mrs C. se sent totalement inutile et attend la mort en voyageant. Dans un casino de Monte-Carlo, alors qu’elle s’adonne à son passe-temps favori (contempler les mains des joueurs), elle tombe en arrêt devant un jeune Polonais au comportement frénétique, qui après avoir tout perdu sort du casino totalement désespéré et semble résolu au suicide. En dépit de tout ce que ça a d’inconvenant et par suite de certaines circonstances particulières, Mrs C. lui sauve la vie et passe la nuit avec lui, puis fait un tour de calèche et déjeune au restaurant en sa compagnie le lendemain, lui faisant jurer dans une église que jamais plus il ne s’adonnera au jeu. Après lui avoir donné une somme d’argent destiné à ravoir les bijoux de famille volés et placés en gage, elle lui donne rendez-vous à la gare et se rend à une réunion de famille à laquelle elle ne peut se soustraire. C’est alors qu’elle forme l’extraordinaire projet de partir avec lui par le train, qu’une série de contretemps lui fait rater. Désespérée d’avoir raté ses adieux et sa fuite, elle refait par nostalgie le parcours de la veille au soir et retombe au casino nez à nez avec… le polonais, en train de jouer l’argent qu’elle lui avait remis. Une nouvelle tentative pour le sortir de sa passion aliénante se solde par un esclandre, dont Mrs C. a tellement honte qu’elle reprend illico le train jusqu’à l’Angleterre pour tenter, les années passant, d’adoucir le souvenir de cette mésaventure et de son inconduite, dont elle se mortifie. Et ça marche doucement : elle apprendra plus tard avec une relative indifférence que le jeune Polonais s’est suicidé peu après son départ de Monte-Carlo. Tout ça pour conclure, dit Mrs C., que 24 heures peuvent effectivement changer complètement la vie d’une femme.

L’intrigue est absolument remarquable et savoureuse sur le plan psychologique, la démonstration limpide et entièrement convaincante. Le plaidoyer du locuteur reprend en effet de façon presque militante (quoique conscient de se laisser quelque peu emporté dans les excès de la controverse) la maxime de Spinoza : « ne pas juger, comprendre ». Le style quant à lui est d’une grande fluidité mais embarrassé par quelques longueurs et superlatifs. Quand Zweig tient un filon (par exemple l’expressivité des mains autour d’une table de roulette), il ne le lâche pas avant d’en avoir totalement essoré la sève, quitte à se répéter plusieurs fois. Mais peut-être est-ce une technique nécessaire à la pénétration psychologique de ses personnages par le lecteur ?

dimanche 13 janvier 2008

Portrait de l’artiste en jeune chien, Dylan Thomas, Paris, 13 janvier 2008

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A croire que je ne peux pas entendre Bob Dylan parler d’un livre sans courir me le procurer par tous les moyens pour le lire aussitôt. Dans « No direction home », Dylan confie que c’est après la lecture de ce recueil de nouvelles qu’il a choisi son nom de scène. Mais un peu comme pour L’art de la guerre de Sun Tzu qu’il évoquait dans ses mémoires, les promesses tenant au nom prestigieux de l’auteur et au titre excitant du livre ne sont pas tout à fait au rendez-vous. Le style cependant est là, très proche de l’élégance dylanienne. Dylan Thomas fait le récit, à travers une dizaine de nouvelles plus ou moins autobiographiques, de son enfance et de son adolescence au Pays de Galles dans les années 20 et 30. On part des souvenirs de tout petit garçon pour finir sur les premières amours et même si le ton libre, un peu provoquant et subtilement drôle reste le même, le charme exercé par le narrateur s’évanouit progressivement. Est-ce simplement la réalité qui s’éloigne, la poésie qui prend peu à peu le pas sur la confidence ?

Pour autant même dans les premières nouvelles Dylan Thomas parle très peu de lui, c’est son regard sur les personnages et les situations qui est mis en avant : les bonnes qu’il accompagne au parc, une amitié instantanée qui commence par une beigne, un copain qui le rejoint dans sa maison de vacances et appelle sa maman au secours au bout de 24 heures, un début de vacances sous la tente entre garçons, un grand-papa qui fugue pour se rendre à son propre enterrement, … En fait c’est quand même hyper bien, mis à part deux ou trois nouvelles plus ésotériques qu cassent un peu le charme. Je me rends compte que mon engouement est nettement retombé après avoir pris plus de renseignements sur Dylan Thomas, pas loin de la fin du livre, comme si j’avais été déçu que les scènes qu’il décrit datent des années 20 ou 30, alors qu’à la lecture elles me semblaient se dérouler dans la seconde moitié du 19ème siècle. Ou peut-être est-ce la description de son existence de pochetron qui ne collent pas à ses frasques de petit garçon ? Comme une sympathie qui ne tient pas, bizarre…

samedi 5 janvier 2008

Maîtres et serviteurs, Pierre Michon, Paris, 5 janvier 2008

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Trois courtes biographies de peintres illustrent une réflexion rêveuse de Pierre Michon sur la grâce et la disgrâce, sur le petit nombre d’élus détenteurs du vrai talent et les autres, les laborieux. La langue de Michon est toujours aussi majestueuse et particulière mais le propos est mystérieux, à l’instar de l’intitulé des chapitres.

Le premier, « Dieu ne finit pas », est une méditation sur la vie de Goya, petit homme médiocre et attentif à le demeurer, et pourtant immense artiste, centrée sur l’amour du peintre pour Pepa, sa femme, qu’il épousa semble t-il au moins en partie pour ses frères, peintres introduits à la cour et susceptibles de lui procurer des entrées, mais peut-être aussi pour la tranquillité qu’elle lui apportait.

Alors que Goya est cité à la première phrase du premier chapitre, Watteau, auquel est consacré le deuxième, « Je veux me divertir », n’est nommé qu’au dernier paragraphe, sans doute pour la devinette. C’est cette fois un vieux curé qui témoigne de ses quelques rencontres avec Watteau, fasciné par son désir de posséder toutes les femmes, par son dépit de cette impossibilité et par la traduction de cette impossibilité en peintures. Peu avant de mourir, Watteau demande au curé, qui s’exécute à contrecœur, de brûler ses toiles de possession, peut-être pour ne pas en être dépossédé dans la mort.

Le troisième et dernier chapitre, « Fie-toi à ce signe », concerne un serviteur, et non un maître : c’est l’histoire de Lorentino, disciple de Piero della Francesca, peu à peu désillusionné sur son propre talent. La hiérarchie fatale des talents apparaît comme une vérité initiale et intangible mais progressivement et cruellement révélée : tout en haut Piero della Francesca, maître intouchable et bon, auquel même aveugle Lorentino amène son fils, ensuite les autres disciples comparses de Lorentino, aux carrières honorables, ensuite Lorentino, auquel n’échoit que quelques chutes de commandes, enfin Bartolomeo, le disciple de Lorentino, à peine plus qu’un paysan. Lorentino a pourtant en lui la matière d’un chef d’œuvre, et sera à son tour, mais furtivement, un maître : une commande particulière lui fut adressée par un paysan qui la paya au moyen d’un cochon. La peinture de Saint-Martin qui en résulta fut un incontestable chef d’œuvre, peut-être le seul de Lorentino. Placée dans une église, quelques-uns l’admirèrent puis le temps fit son œuvre et la toile redevint peu à peu poussière, Lorentino fut oublié.

« Diosa le regarda particulièrement pendant tout le temps qu’il peignit ce tableau ; car il avait en toute chose la main que jadis il avait porté sur elle, mais elle ne savait pas sur quoi il la portait. Elle se dit que peut-être elle aurait des robes, ou plutôt Angioletta maintenant.

Et Bartolomeo avait bien un maître. Le disciple vit travailler un maître, entre le mercredi des cendres et Pâques. On ne sait pas ce qu’il en fit, peut-être un chef d’œuvre lui aussi vers sa soixantième année, peut-être rien. »

Qui sont les maîtres, qui sont les serviteurs ? Qu’est-ce qui fait un grand peintre ? Pierre Michon lui-même se considère t-il comme maître ou serviteur ? J’ai le sentiment qu’il se pose ces questions sans intention d’y répondre, davantage pour le prétexte d’un thème ou d’une problématique unifiant quelques biographies poétiques.