dimanche 18 novembre 2007

J’irais cracher sur vos tombes, Boris Vian, Paris, 18 novembre 2007

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J’avais toujours cru d’après son titre que ce livre était plus ou moins autobiographique. En fait c’est un roman totalement imaginé par l’auteur, qui raconte la vengeance de Lee Anderson, noir (à seulement 1/8ème) sans en avoir l’air dans une Amérique raciste. Le fond du message de Boris Vian est étonnant et finalement très fort : ce qui compte dans la vie, c’est de se venger. Le frère de Lee a été lynché parce qu’il fricotait avec une blanche. Son autre frère plus âgé est un brave type incapable de rébellion ; c’est à Lee qu’incombe la vengeance de la mort de son frère. Plutôt que de s’en prendre directement aux assassins, il déménage dans une contrée où personne ne le connaît, prend un boulot dans une librairie et commence à fréquenter les jeunes du coin, en particulier les jeunes filles, très très licencieuses. L’essentiel du récit est consacré aux batifolages de Lee, que son timbre de voix rend irrésistible et dont l’appétit sexuel est d’une grande constance. Le jour où il rencontre les sœurs Asquith, c’est le coup de cœur, il tient sa vengeance. Il les séduit l’une et l’autre (ou plus exactement il viole la première ivre morte et violente la seconde, c’était vraiment la belle vie la drague après-guerre) et les voilà toutes deux prêtes à tout pour lui. Il engrosse Jean, la plus âgée et pour finir les bute toutes les deux avec une violence et un sadisme dignes des cosaques de Jean-Louis Costes. Lui-même finit buté par la police, qui finit le travail entamé par Lou, la plus jeune des sœurs Asquith, séduite elle aussi mais d’une façon bien moins aveugle que sa grande sœur.

Le récit est court et jubilatoire, étonnamment crû pour un best seller de l’année 1947 (sous le pseudonyme de Vernon Sullivan tout de même), mais le scénario est fragile : un noir qui ressemble à un blanc, et dont la seule obsession est une vengeance de race. On peut soupçonner soit Boris Vian, soit Lee Anderson de prendre là prétexte à débauche sexuelle et à révolte métaphysique contre la condition masculine, qui trouve à se défouler dans le massacre de jeunes vierges écervelées et magnifiques. Pas sur donc qu’il y ait vraiment là une ode antiraciste, mais le rythme est trépidant, la séduction permanente et la lecture, qui n’excède pas deux heures, régulièrement émoustillante.

mercredi 7 novembre 2007

Trente ans et des poussières, Jay McInernay, train Aix-Paris, 7 novembre 2007

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Un an de la vie de Russell et Corinne Calloway, couple marié trentenaire sans enfant, new yorkais d’adoption mais jusqu’au bout des ongles, autour du krack boursier d’octobre 1987. Russell et corinne sont beaux, jeunes, amoureux, mondains, successfuls ; lui travaille dans une maison d’édition prestigieuse, Corbin Dern, et a quelques best sellers à son actif, en particulier celui de son meilleur ami Jeff Pierce ; elle est courtière en titres financiers un peu par résignation alors qu’elle se fantasme en Mère Theresa et sert deux fois par semaine la soupe populaire. On sent progressivement que ce bel ordonnancement a tendance à se dérégler depuis que Jeff est devenu un auteur à succès. Se sentant un peu dans l’impasse sur le plan professionnel (il a surpris son patron Harold Stone en train de fricoter avec sa secrétaire) et sans doute aussi pour s’accomplir autant que son copain Jeff, Russell entreprend de racheter Corbin Dern en faisant appel à Trina Cox, une connaissance de fac devenue banquière d’affaire. Celle-ci l’oriente vers Bernie Melman, homme d’affaire juif milliardaire, tout petit mais doté d’un bagout inarrêtable et très drôle. Se faisant, Russell se perd en route et s’éloigne de Corinne, qui replonge dans l’anorexie de son enfance pendant que Jeff devient franchement toxico. Russell et Corinne préviennent les parents de Jeff qui est contraint à une cure de désintoxication. Russell finit par tromper Corinne avec Trina et se fait griller illico. Corinne retourne chez sa mère pendant que l’OPA sur Corbin Dern foire lamentablement, le krack boursier donnant l’occasion à Bernie Melman de poursuivre le projet sans Russell et pour finir Jeff, appelé à demander pardon à tout va dans le cadre de sa cure, lâche à Russell qu’il a fricoté avec Corinne avant leur mariage. Finalement Jeff meurt du sida et après quelques temps Russell et Corinne se remettent ensemble et repartent pour de nouvelles aventures, déchargés de tout objectif de perfection et de leur innocence initiale.

L’écriture de Jay McInernay ressemble fort à celle de Bret Easton Ellis en nettement moins psychédélique et psychotrope et sans les failles qui déchirent la normalité à intervalle régulier chez Ellis. Le cadre new yorkais, le name dropping, l’activité mondaine, la facilité des relations sociales, à la fois denses et primordiales sans que ce soit incompatible avec une grande superficialité, le brio des personnages, et la distance que le narrateur prend avec eux, tout concourt à la sensation de se retrouver dans un roman d’Ellis, la normalité en prime. C’est par conséquent très plaisant à lire, avec un petit côté générationnel urbain à la Bridget Jones qui ferait fureur au cinéma (invraisemblable que personne n’en ait à ce jour tiré un scénario de film), mais l’absence de dérapage barré, s’il facilite la lecture, empêche d’accéder à une épaisseur aussi transcendantale que chez Ellis.

Il y a du fond tout de même, le drame de deux copains amoureux de la même fille, elle-même étant amoureuse des deux, qui ne trouve de solution que dans le quasi-suicide de l’un des deux amis-concurrents, les deux copains tellement proches l’un de l’autre qu’ils ne peuvent s’empêcher de penser que leurs vies auraient pu être échangées, et vivent dans la comparaison permanente. Et puis la perte de la naïveté, avec le temps qui passe, et la perte tout court.

« Assis là, sur le sable froid, cela l’attristait de se rendre compte qu’il comprenait Jeff bien mieux qu’il ne comprendrait jamais Corinne, qu’une des deux espèces d’amour était régie par un ensemble de lois différentes de celles qui régissaient l’autre, parce que, on avait beau faire semblant, l’une était exclusive, et l’autre pas. Et cela l’attristait, aussi, de se rendre compte que malgré tout, quelque chose était perdu entre eux.
-Je nous vois tous les deux, dit-il comme pour compenser cette intuition, deux petits vieux grincheux dans leur gilet tâché, jouant à l’écarté en maudissant en silence les jolies infirmières
-Non, toi je te vois, vieux machin dans son fauteuil à bascule sur la terrasse, à côté de Corinne. Malgré le petit coup de canif au contrat à Francfort, au fond, tu es le type qui demande à la pute de peindre sa maison.
-Qu’est-ce que ça fait de toi ? demanda Russell tandis que Jeff se tassait, pris d’un violent accès de toux.
Il mit une main devant sa bouche en s’appuyant sur l’autre pour se redresser.
-Je suis le type, coassa t-il avant de s’éclaircir la gorge, qui ne peut s’empêcher de croire qu’en demandant à la pute de faire tout autre chose, il atteindra à une fusion extatique avec la matière brute de l’univers. Et qui se retrouve avec une chaude pisse. »