samedi 16 décembre 2006

Les Tongs ? C’est pas le pied, anonyme, Paris, 16 décembre 2006

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La sœur de P. a écrit un petit texte sur sa tentative avortée d’intégrer le département publicité d’une boite coréenne à Seoul, et fantasme sur sa publication éventuelle. Sur ma demande, elle me l’envoie et attend mon avis. Et bien… disons tout net que ça n’a aucune chance d’être publié, et le simple fait qu’elle s’interroge sur ce point laisse songeur sur la capacité d’autoévaluation d’un écrivain débutant.

Le démarrage est catastrophique ; non seulement un lecteur de maison d’édition ne passerait pas me semble t-il la 3ème ligne mais une simple maîtresse d’école en serait horrifiée. Ça s’améliore nettement au bout d’un moment, avec un ton pubard agressif qui a son charme et pas mal de trouvailles, notamment le chef clapette et les Tongs (les Coréens). La critique systématique et universelle est plutôt drôle, même si on est parfois pas loin du racisme, ça a au moins le mérite d’être incorrect et du moment que les Ricains, les Anglais et les Français en prennent aussi pour leur grade…

Au final, ça pourrait être le tout début de quelque chose parce qu’il y a un ton et pas mal de matière, mais il faudrait voir à se mettre au boulot. L’auteur n’a pas l’air du genre perfectionniste ; elle semble dans une sorte de culte du 1er jet qui viserait à préserver le ton spontané, mais je pense qu’elle gagnerait beaucoup à reprendre son texte de A à Z, à le réorganiser avec beaucoup plus de rigueur, et à l’étoffer : pourquoi part-elle en Corée, à la suite de quels déboires, dans quelle entreprise ? On ne comprend rien de tout ça pour l’instant. Pour que ce soit publiable, il faudrait sans doute développer quelques personnages récurrents qui tiendraient lieu de fil rouge, développer les aspects plus personnels, densifier les analyses et considérations d’ordre général, peut-être mettre en scène le récit en l’adressant à quelqu’un… Bref un sacré taffe, mais qui fait envie. Pour moi ce serait la partie plaisante (structurer, étoffer, réécrire), le plus dur étant fait quand on a un sujet et un ton. C’est du moins ce qu’il me semble du haut de ma complète inexpérience s’agissant d’écrire un texte littéraire de plus de deux pages.

jeudi 14 décembre 2006

Sexus, Henry Miller, Paris, 14 décembre 2006

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Premier tome de la Crucifixion en rose, l’autobiographie épaisse de Henry Miller, Sexus relate la période allant de la rencontre de Mara jusqu’au mariage avec Mona (la même personne rebaptisée en cours de route) avec quelques sauts en avant ou en arrière dans le temps, au gré des rencontres. Toute l’existence de Miller semble se dérouler au gré des rencontres, en suivant les envies qui viennent sans jamais laisser s’interposer la moindre limite morale.

À cette époque (1924), Miller a 33 ans, un poste enviable de DRH à la compagnie cosmodémonique des télégraphes et met peu à peu au clou son fantasme d’écriture. Il hait sa femme Maude avec application, semble ignorer sa petite fille (ou refuse d’en parler par pudeur ?), pochetronne et baisouille au gré des rencontres. Un soir au dancing il tombe sur Mara, une entraîneuse, et tombe raide amoureux. Mystérieuse mythomane comme lui toujours à court d’argent, elle semble pouvoir faire contrepoids à son inconséquence par une folie encore plus radicale. Miller divorce, ce qui sonne le démarrage d’une vie sexuelle d’une intensité totalement inédite avec Maude, sans que cela remette une seconde en question l’amour viscéral qu’il porte à Mara (devenue Mona alors que lui devient Val). Ils emménagent ensemble à Brooklyn dans une location hors de prix en empruntant tout ce qu’ils peuvent et se marient. L’épisode finit en légère dérive mentale à la fin de la journée du mariage.

Ici on a clairement affaire à un monstre : de littérature, d’égoïsme, de franchise, de liberté, de frime et de luxure. Le genre qui peut pas croiser une femme désirable sans l’emmancher et qui procure (ou croît procurer) 14 orgasmes à toutes celles qu’il honore de son pénis des plus réactifs. Le style est phénoménal, jubilatoire, avec des cascades d’images percutantes et incroyablement originales. Il n’a pas son pareil pour provoquer des triques violentes dans le métro, dont l’ingrédient excitant est clairement la transgression. Rien ne le fait reculer : baiser la femme d’un copain, son ex-épouse effondrée, la voisine adolescente, une Irlandaise moche en retour de cuite. Miller ne se sent tenu à aucun engagement vis-à-vis de qui que ce soit, fusse Mona. Il n’éprouve aucune culpabilité pour son absence de tristesse le jour où elle tente de se suicider au moment où il était en pleine fornication avec Maude, n’a aucune intention de payer les pensions alimentaires (alors même qu’il demande à payer double au tribunal). Il ne prétend pas à la vertu, ni à aucune fiabilité, et ce sans malignité (sauf exception ludique). Cet individualisme radical choque encore le lecteur de 2006 alors que le récit date de 1939 et relate des faits de 1924, si du moins le lecteur, pourtant prévenu, a la crédulité de croire sur parole les vantardises de l’auteur. Miller est enfin un monstre de bavardage qui dure plaisamment et brillamment cinq pages, multipliant les anecdotes à l’énergie, là où l’écrivain moyen semblerait s’appesantir au bout d’un paragraphe. Quelques longueurs psychédéliques auraient pu être élaguées, mais au plus une centaine de pages sur les quelques 650 de ce premier tome. Reste à tenir le rythme sur le millier qui suit.

dimanche 19 novembre 2006

L’ère du vide, Gilles Lipovetsky, Paris, 19 novembre 2006

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Trouvé par bonheur chez le même bouquiniste bruxellois que le Baudrillard, avec lequel des analogies existent (même année de publication, même ambition de décryptage, en particulier de 68 même si Lipovetsky réfute nommément Baudrillard, accusé de voir une rupture dans le post modernisme là où Lipovestky décèle une continuité), ce livre est une vieille connaissance dont les thèses exposées dans un de mes manuels scolaires m’avaient profondément marqué. La lecture in extenso en confirme tout l’intérêt.

Il est surprenant que l’auteur de cette somme soit toujours méconnu 23 ans après sa publication. Peut-être n’est-ce pas totalement génial, ou pas totalement révolutionnaire ? Peut-être reste t-il trop dans le constat sans préconiser aucune modalité de sortie de crise ? Peut-être ne fait-il que présenter ou reprendre les thèses d’autres penseurs ? Toujours est-il qu’il touche juste en dépit d’un style parfois pesant (ou daté) et que tous les auteurs qu’il cite et dont il expose les thèses avec brio, alors qu’elles sont souvent en 1983 de publication récente, sont ceux qui ont traversé le temps et semblent avoir gagné en reconnaissance (difficile cependant se savoir précisément ce qu’il en était déjà à l’époque…).

Par exemple la présentation de Daniel Bell est limpide. Il dessine dans Les contradictions culturelles du capitalisme une incohérence endogène du système capitaliste qui se mord la queue à la façon de la contradiction marxiste. Les logiques de production (reposant sur l’ascétisme protestant) sont inconciliables avec celles de consommation (nécessitant un hédonisme sans entrave morale, autorisé par la libération de 68) : seul un retour au puritanisme permettra selon Daniel Bell une sortie de crise. La synthèse de Durkheim en 10 lignes est elle aussi frappante : le suicide était initialement un acte de forte intégration sociale, typique des sociétés holistes (dans lesquelles le collectif prime sur l’individuel) et son essor au 19ème siècle correspond au moment où il devient un acte égoïste, c’est-à-dire pour Durkheim pathologique, donc évitable. Il en arrivait à pronostiquer un recul des suicides, ce que les faits n’ont pas forcément contredit, même si les tentatives de suicides se multiplient.

La thèse de Lipovetsky est que nous vivons aujourd’hui l’ère de l’individualisme narcissique, qui poursuit et amplifie la 1ère étape de libération de l’individu mise en œuvre avec le modernisme. L’avènement de la consommation de masse à partir des années 20 marque la mise en place d’un contrôle social d’un type nouveau, fonctionnant à la séduction sur le mode du self service, avec pour impératif d’être soi-même. La conquête de l’identité personnelle passe par l’acceptation de tous les comportements qui deviennent également recevables, perfectionnant en cela le jeu de l’égalité mais conduisant également à la banalisation rapide de toute nouveauté et nivelant inexorablement les valeurs. « L’inflation psy » résulte à la fois de cette responsabilisation des choix de consommation à opérer en permanence qui vont de pair avec l’introspection, et de la nécessité de devoir expliquer et assumer son identité, conduisant inéluctablement à un ensemble flou et banalisé. « Freud ne s’y trompait pas qui, dans un texte célèbre, se comparait à Copernic et Darwin, pour avoir infligé l’un des trois grands démentis à la mégalomanie humaine. »

L’hédonisme narcissique permet de résoudre un certain nombre de conflits, d’accroître l’autonomie et de réduire les violences, mais il génère d’autres tensions : « plus la société s’humanise, plus s’étend le sentiment d’anonymat ; plus il y a d’indulgence et de tolérance, plus le manque de confiance en soi s’accroît ; plus les mœurs se libéralisent, plus le sentiment de vide gagne ; plus la consommation et le dialogue s’institutionnalisent, plus les individus se sentent seuls, en mal de contact ; plus le bien-être croît, plus la dépression l’emporte. »

Sans en faire une explication exhaustive et systématique des tendances sociales (subtilité qui est peut-être une des raisons de l’insuccès relatif du livre), Lipovestky voit dans le « procès de personnalisation » ou la conquête de l’identité personnelle, la grande force à l’œuvre dans les changements profonds qui constituent le post modernisme. Desserrer la contrainte disciplinaire a pour prix l’atomisation de la société, décrisper les différences passe par le nivellement des valeurs (la « désubstancialisation »). « Loin d’être un agent de mystification et de passivité, la séduction est destruction cool du social ».

Le problème avec Lipovetsky, c’est que l’on a beau acquiescer sans hésitation à ses démonstrations, on n’en est pas plus avancé à la fin. Serait-ce le signe qu’il enfonce, avec élégance, des portes ouvertes ?

vendredi 3 novembre 2006

La gauche divine, Jean Baudrillard, Caromb, 3 novembre 2006

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Choisi chez un bouquiniste de Bruxelles par curiosité pour l’auteur (que je confonds en fait, je m’en rends compte en cours de lecture, avec Gaston Bachelard) et parce que le titre de ce livre de 1984 me semble coller à l’actualité électorale française de 2006, cette chronique de la gauche française entre 1978 et 1984 oscille entre provoc, poésie, aphorisme et protestation. Dans l’ensemble c’est du grand n’importe quoi, une compilation de jugements définitifs partant dans tous les sens : l’auteur les jettent en l’air et regardent ceux qui retombent bien. Forcément sur le tas il y en a.

Mais par exemple dissertant sur l’informatique Baudrillard avance que l’ordinateur personnel n’a aucune utilité et qu’on ne voit pas à quoi ça pourrait servir un jour… Il proteste ainsi contre la télé par câble : « On les forcera à être informés s’il le faut, informatisés vivants, nouveaux cobayes, nouveaux otages ». « Informatisés vivants » fait mouche malgré tout.

La thèse de l’auteur, c’est que l’histoire s’est arrêtée (en 68 apparemment, ce qui révèle un certain nombrilisme s’agissant d’un soixante-huitard) et que désormais on simule l’histoire : le peuple fait semblant d’obéir et les hommes politiques font semblant de gouverner mais en fait chacun sait bien qu’il n’y a plus d’enjeu. Par ailleurs la gauche ne veut pas le pouvoir, notamment le PC qui sait que ce serait un suicide et fait bien attention à faire foirer toute possibilité de victoire électorale. Malgré tout le peuple a quand même élu la gauche, semble t-il malgré elle et pour jouir du spectacle de sa mise à mort. La gauche parachève la simulation démocratique par l’alternance, mais elle se révèle particulièrement inapte à l’exercice du pouvoir, même simulé, car elle se veut morale (« divine »), ce qui est incompatible avec la politique : « Ils n’en finiront pas de faire la preuve de leur bonne foi ni de donner au peuple des réparations morales (sous forme entre autres d’ « avantages sociaux ») du fait d’être gouvernés. Rien de pire que la mauvaise conscience politique, qui vient directement de la bonne conscience morale. »

Les assertions sur le peuple, qui ne veut pas être représenté et ne tient pas à ce qu’on lui parle vrai (toutes choses qu’il sait impossibles) mais qui met dans l’arène comme à Rome ceux qu’il choisit par son suffrage, sont amusantes et presque convaincantes. Elles sont en tout cas représentatives de la « méthode Baudrillard » : partir du postulat que toute chose est le contraire de ce qu’elle paraît pour voir s’il n’y aurait pas par hasard quelque chose caché derrière. L’ennui c’est que ça semble tenir davantage du passe-temps que de la recherche passionnée de la vérité ou d’une pensée cohérente…

vendredi 20 octobre 2006

La possibilité d’une île, Michel Houellebecq, Paris, 20 octobre 2006

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L’exemplaire de D. traînait sur une étagère chez moi depuis 1 an quand je l’ai soudainement remarqué. J’étais content de ne pas l’avoir lu lors du battage médiatique et d’avoir attendu d’en avoir vraiment envie. Est-ce lié à cette attente ? On retrouve le grand Houellebecq des Particules élémentaires, avec un texte extrêmement travaillé, à la différence de Plateforme, que j’avais trouvé un peu trivial et parfois presque bâclé. On retrouve ici l’effet très intrigant d’une lecture à la fois jubilatoire et déprimante, louable dans sa rigueur radicale et en même temps complaisamment vicieuse.

Il s’agit du récit de vie de Daniel1, star du comique français de la fin du 20ème siècle qui accèdera parmi les premiers à l’immortalité, ou plutôt au clonage à partir de son patrimoine génétique, et en alternance des commentaires de Daniel24 puis Daniel25, ses successeurs à 2000 ans d’intervalle. Comme je l’ai lu dans une de ses interviews, Houellebecq exploite une conviction simple : « tout ce que la science permet sera réalisé », donc en premier lieu le clonage. Ici il s’agit de la fabrication, directement à l’âge adulte d’êtres humains en remplacement et avec le même patrimoine génétique que celui qui vient de disparaître. La seule mutation génétique significative a consisté en la suppression de l’alimentation et du système digestif, remplacé par la photosynthèse et l’ingestion de sels minéraux. L’avènement du clonage se fait au moyen d’une secte (les elohims, allusion transparente à Rahel) qui est très raisonnable : aucun eugénisme et création d’êtres humains uniquement en remplacement.

Peut-on vraiment parler de vie éternelle ? Toujours est-il que selon Houellebecq la disparition de l’angoisse de la disparition a des conséquences radicales : suppression progressive de la sociabilité, pleine conscience du déterminisme, conservatisme radical, suppression de la souffrance mais aussi de la joie, une vie ascétique appelée à déboucher un jour sur la joie des clebs… Au bout du compte Marie23 et Daniel25 se suicident en quittant leurs résidences : on ne les remplacera plus…

Houellebecq fait feu de tout bois : le personnage central du petit chien occasionne lors de ses décès les émotions les plus vives du livre, les projets artistiques de Daniel1 sont foisonnants, l’intrusion dans la secte est très réussie et les provocations abondent. Du style : « Pourquoi, à une époque où la contraception était au point et le risque de dégénérescence génétique parfaitement localisé, maintenir cet absurde et humiliant tabou de l’inceste ? » Les scènes de cul sont également abondantes et alléchantes.

Il s’agit finalement d’un développement de l’épilogue des Particules élémentaires, si ce n’est qu’à l’époque la découverte scientifique consistait à neutraliser le gène du vieillissement. Sans doute que le dispositif des remplaçants est privilégié car il permet une structure de narration qui permet d’alterner le rythme tout en rajoutant une problématique sur l’inné et l’acquis, et l’horizon d’une vie humaine. Au passage, le modèle parfait du style littéraire n’est plus comme pour Stendhal le code civil (« Tout condamné à mort aura la tête tranchée ») mais le mode d’emploi du magnétoscope JVC XS-312… Construction riche et foisonnante, provocations variées et méchancetés souvent hilarantes, sans cependant que le propos soit très convaincant. L’histoire racontée est loin d’être la plus probable, d’un point de vue neutre, et ne tient pas à de nombreux égards. Houellebecq est un grand malade mais c’est avant tout un romancier qui aime raconter des histoires et se laisser conduire par ses personnages. Et pour un nihiliste froid, l’amour lui tient une grande place… C’est pour cette ambiguïté qu’il est impossible à suivre et à situer. Schopenhauer se serait moqué de lui… Enfin le contrat signé chez Fayard s’accompagnait d’un deal avec Lagardère pour produire le film éponyme. Apparemment le projet a capoté car Michel Houellebecq doit être parfaitement impossible à gérer comme réalisateur. Dommage car j’aurais aimé voir son Esther s’incarner.

dimanche 8 octobre 2006

Je suis noir et je n’aime pas le manioc, Gaston Kelman, Paris, 8 octobre 2006

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Au vu de la médiocrité de la forme, de la pauvreté et de la confusion du contenu, de la maladresse des raisonnements qui relèvent en outre régulièrement de la malhonnêteté intellectuelle (classiquement : la réfutation d’un exemple isolé tient lieu de démonstration inattaquable), au vu enfin de l’antipathie de l’auteur aigri et grandiloquent, le retentissement qu’a connu ce petit essai est révélateur de l’ampleur du problème noir en France et de la justesse du combat posé, dans ses grandes lignes du moins car on sent que Kelman n’a pas les moyens d’entrer dans les détails de façon cohérente.

Pour ce qui est des grandes lignes, il s’agit de reconnaître la discrimination dont sont victimes les noirs, d’affirmer que les émeutes urbaines ne sont pas un problème social mais le résultat de l’exclusion raciale, et enfin de plaider pour une intégration des immigrés, y compris les noirs, par une appropriation de la langue et des usages du pays d’accueil et par une lutte efficace contre la ghettoïsation, en particulier en termes de logement et d’école. C’est en quelques sorte et sans que ça soit dit explicitement un plaidoyer pour la discrimination positive. Il s’agit d’appeler un noir un noir mais sans le discriminer…

C’est de l’enfonçage de portes ouvertes soutenu par des illustrations triviales et répétitives, le tout agrémenté d’un arrière-fond psycho-socio typique de la Politique de la ville, avec un champ lexical de l’action qui veut faire croire que ressasser des principes abstraits et marteler le besoin d’un « véritable » changement c’est déjà agir. Même si le constat est juste, c’est terriblement lourdingue et prétentieux, et ce d’autant plus que l’auteur essaie de faire de l’esprit et d’être iconoclaste.

lundi 25 septembre 2006

Paris est une fête, Ernest Hemingway, Paris, 25 septembre 2006

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Lu dans la pléiade de ma mère, achetée à La Celle Saint Cloud en 1968 et ouvert en y cherchant Le gagnant ne gagne rien, conseil de lecture introuvable de Philippe Djian, Paris est une fête (dont le titre original, a moveable feast, contredit étrangement la traduction française très marketing) est une œuvre tardive d’Hemingway sur ses jeunes années parisiennes (autour de 1925). En dépit d’un léger ridicule lié à l’insistance sur les difficultés financières (on entend les violons de la bohème d’Aznavour en fond sonore, dégoulinant, mais ça n’empêche pas l’auteur de se casser trois mois au ski dans la foulée), la lecture est amusante et instructive. Hemingway présente en quelques tableaux ses fréquentations (Gertrude Stein, Scott Fitzgerald, Ezra Pound), ses passe-temps (les courses, écrire à la Closerie des lilas, boire, faire l’amour avec sa femme) et sa recherche littéraire, avec au passage quelques conseils à lui-même et au lecteur : chercher l’ellipse, se fixer une discipline, s’arrêter le soir en laissant un fil à tirer sur la pelote pour faciliter le redémarrage le lendemain et s’interdire de penser à l’écriture dans l’intervalle.

L’auteur fait un peu son grand écrivain, se donne le beau rôle, à l’aise en toute société, âme pure, amoureux transi de sa femme (le livre finit sur sa première aventure extraconjugale qui sonne le glas de la période d’insouciance et de naïveté qui fait l’objet du livre), merveilleux ami jamais pris en défaut… La vie d’artiste qu’il mène dans ce Paris idéal est cependant bien alléchante : on craignait à l’époque de se faire traiter de miséreux lorsqu’on annonçait son adresse rue du Cardinal Lemoine , rue dans laquelle un type passait le matin avec ses chèvres et tirait le lait à ceux qui en voulaient ; il y avait des bibliothèques à l’Odéon et Paris n’était pas une espèce d’irréelle boutique géante de fringues de luxe. C’était d’après Hemingway l’endroit idéal pour écrire des livres.

lundi 28 août 2006

Pars vite et reviens tard, Fred Vargas, Paris, 28 août 2006

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Un petit polar, une fois n’est pas coutume, et au titre accrocheur, transcription des meilleurs conseils pour éviter la peste : « cito, fuegas et tarde redeas ». C’est pas de la littérature mais l’histoire est bonne et bien amenée, intéressante avec tout ce qu’on apprend sur la peste et le réflexe de peur qui nous en reste, et débordante d’excellents personnages : le flic Adamsberg à moitié amnésique mais à l’intuition hors du commun, doux, souple, beau et indifférent, fantasme féminin absolu ; le crieur Joss le Guern, qui lit trois fois par jour sur la place Edgar Quinet les annonces qu’on met dans sa boite avec une pièce de 5 francs ; le doux Damas, faux tueur qui sème la peste, ou croit la semer, pour se venger de ceux qui ont ruiné sa vie 8 ans plus tôt ; et toute une foule de personnages plus ou moins secondaires mais dont on sent que la plupart pourrait sans difficulté être davantage mis en avant. Ça ressemble finalement beaucoup à Pennac, avec le mythe de la vie de quartier, la galerie de personnages, la femme centrale mais lointaine ou absente (la mystérieuse Camille) et le vrai héros à côté du principal personnage (Danglard, un des seuls pas tout à fait convaincants par excès de talent, et en particulier ses discours excessivement érudits sur la peste).

Dommage que ce genre de livre soit toujours un petit peu bâclé dans les finitions. L’histoire de Decambrais m’a beaucoup gêné par exemple, l’ancien prof accusé à tort de tentative de viol sur une mineure alors qu’il était intervenu pour sauver une élève de trois collégiens violeurs. Parole des collégiens contre celle du prof… la parole de la victime est passée à la trappe, ce qui n’a aucun sens, alors qu’il aurait suffi à Fred Vargas de préciser que la victime avait préféré charger le prof plutôt que ses camarades. Ça n’a pas de conséquence directe sur l’histoire mais l’auteur ressort l’anecdote en guise de conclusion, soulignant involontairement, et avec une maladresse étonnante, ses insuffisances.

Pour ce qui est de l’intrigue, impossible de la résumer sans y passer trois plombes et même si elle est bien ficelée, elle n’a pas en soi un intérêt tel qu’il faille s’en souvenir, et il n’y a pas d’astuce incroyablement ingénieuse. Ce sont vraiment les personnages et quelques ingrédients (le métier de crieur, la peste, le commissaire dans sa bulle) qui donne une coloration au bouquin et font qu’il ne s’agit pas d’un bouquin vite lu et vite oublié, même s’il est vite lu…

vendredi 25 août 2006

Introduction à Heidegger, Maxence Caron, Paris, 25 août 2006

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Je n’aurais pas dû m’arrêter au titre de ce petit opuscule didactique, sans lire au moins le début de la 1ère phrase du dos de couverture : « La pensée heideggerienne est une pensée plus accessible qu’il n’y paraît, pour peu que l’on veuille bien prendre au sérieux cette accessibilité même… ».

Le but de l’ouvrage est de rendre Heidegger à sa clarté et le moins qu’on puisse dire est que c’est complètement foiré. J’ai eu l’impression d’être un mongolien en pleine concentration devant un Oui-Oui sans image, ou la victime d’un canular vicieux. Peut-être est-ce simplement un exercice de poésie surréaliste, en tout cas c’est totalement imbitable à mon niveau d’heideggerien 1er échelon et je me suis découragé à la 19ème page, 19 pages pour ne retenir que la filiation de Heidegger à Kierkegaard, dont il deviendra pote après la ponte du Sein und Zeit.

Je vais le laisser à côté de mon lit pour le reprendre par petit bout de temps à autre, voir si c’est toujours aussi imperméable à la compréhension et m’extasier devant le culot de l’auteur d’oser des phrases pareilles, en particulier dans un opuscule introductif visant à restaurer la simplicité originelle.

mardi 15 août 2006

Histoires de peintures, Daniel Arasse, train Avignon-Paris, 15 août 2006

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Transcription de 25 émissions radiodiffusées sur France Culture en 2003 et élaborées par un historien de l’art mort depuis, cette édition de poche est fort utilement agrémentée d’une cinquantaine de reproductions en couleur de l’essentiel des toiles évoquées dans l’ouvrage. Quelle frustration pour les auditeurs de l’émission que d’avoir dû se passer des images dont il est question ! Le texte est en effet assez pauvre et rébarbatif s’agissant d’un discours retranscrit, et l’essentiel du plaisir réside dans la contemplation ludique des œuvres reproduites à partir des pistes de réflexion de l’historien de l’art.

Ses descriptions et démonstrations sont souvent fragiles voire oiseuses, mais elles sont aussi très souvent évidentes, manifestes, et n’avaient pour autant pas été relevées par mon œil inaverti. Il s’agit en quelque sorte d’une leçon de regardage. Par exemple la Joconde, un des tout premiers portraits souriants, fut commandée par Francesco Del Gioconda mais jamais livrée car Léonard avait pris trop de liberté : le sourire est inconvenant, l’épilation des sourcils et d’une partie des cheveux est l’apanage des femmes de petite vertu, et le paysage derrière Mona Lisa est chaotique et incohérent. À droite de sa tête de hautes montagnes, à gauche un lac et une plaine, sans jonction entre les deux, autre que le sourire de Mona Lisa qui permet de passer du chaos à la grâce mais pour un moment éphémère, ce qui est le propre du sourire. Arasse rapproche ainsi la Joconde des Métamorphoses d’Ovide et son « Cueillez dès aujourd’hui » à l’adresse d’Hélène.

Autre « délire » non dénué d’intérêt : le Verrou de Fragonard, un couple à droite du tableau, « rien » à gauche sauf un lit défait avec des tentures aux formes très suggestives. À chacun de décider d’y voir ou non des représentations coquines, à chacun de faire sauter ou pas le verrou. Il y a aussi l’Olympia de Manet et la Vénus d’Urbin de Titien qui sont comparées avec beaucoup moins d’allant que Bourdieu ne le faisait au Collège de France lors de son cours sur la parodie dans la révolution (merveilleux souvenir, c’est comme si j’avais vu Bergson en 1910). Arasse évoque également les Menines de Velasquez, où le sujet de la toile (le couple royal) est dans un miroir tout petit au fond de la salle, et compare de façon passionnante une dizaine d’Annonciations du 15ème siècle, dans lesquelles l’invention toute récente de la perspective (que l’auteur rapproche d’un infini, celui de la ligne de fuite, désormais dans l’univers et non plus en dehors…) permet à chaque fois de faire croire que Gabriel et Marie se font face, alors qu’en fait une colonne les sépare, représentant le christ déjà là (puisque annoncé) mais pas encore visible.

mardi 8 août 2006

La méthode simple pour en finir avec la cigarette, Allen Carr, train Nantes-Avignon, 8 août 2006,

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Amusant exercice de boniments que cette méthode qui promet l’arrêt de la cigarette sans souffrance et sans effort, alors que l’auteur semble avoir dû consacrer le restant de ses jours à la lutte contre le tabac pour parvenir à supprimer ses 5 ( !) paquets quotidiens. L’essentiel de sa méthode rappelle le bon vieux docteur Coué : il suffit de décider qu’on arrête et d’être persuadé qu’on ne touchera plus jamais une clope ni quoi que ce soit qui se fume, et de se convaincre qu’on ne renonce à rien, en acceptant avec joie les symptômes de manque, qui signalent d’abord la libération en cours.

Les 200 pages d’élucubrations répétitives sont cependant instructives. Elles permettent de prendre pleinement conscience que la dépendance est avant tout psychologique et provient de la peur de la vie sans cigarette. Je ne sais pas si c’est à force de me l’entendre répéter sur 200 pages mais j’ai désormais intégré l’idée que fumer n’est pas un plaisir. Une des idées intéressantes du livre est d’ailleurs que si c’était plaisant, nous aurions à coup sûr montré davantage de méfiance et n’aurions pas adopté cette habitude si facilement. L’auteur préconise de continuer à fumer pendant la lecture de son livre, de mûrir sa réflexion sur les raisons pour lesquelles on fume alors qu’il n’en résulte aucun plaisir, puis de bien choisir son moment et d’écraser sa dernière cigarette.

En ce qui me concerne ce sera le 15 août et je me sens assez prêt. Je trouve que fumer est anachronique et je suis convaincu que tout le monde trouvera ça parfaitement dégueulasse dans 10 ans. En même temps même si je sens (ou crois sentir) que ça m’est devenu inutile, je ne regrette pas d’avoir commencé car c’est un truc pour grandir à l’adolescence et il y a quand même certaines clopes dont je serai nostalgique, notamment celles qui nécessitent de s’isoler à l’extérieur, seul ou à plusieurs.

Allen Carr oppose sa méthode à celle dite classique reposant sur un effort de volonté mettant insuffisamment à contribution le retour réflexif sur le choix effectué, et la décline pour les obèses, les toxicos, etc… C’est un charlatan utile, qui préconise au passage de ne pas donner ni prêter son livre…

lundi 7 août 2006

Grand-père, Jean-Louis Costes, Noirmoutiers, 7 août 2006

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Dernier de la série des livres (qu’on puisse du moins qualifier comme tels) offert pour mes 30 ans (par M. et L. cette fois), Grand-père est le moins littéraire et le plus jouissif. Jean-Louis Costes est un activiste dégénéré et le moins qu’on puisse dire est qu’il ne s’adoucit pas en s’essayant à la littérature.

Costes reconstitue l’histoire tragique de son grand-père Garnick Sarkissian, qu’il n’a connu qu’épave, immigré arménien poivrot clodo qui zonait dans le salon de son HLM avec la grand-mère sans un regard ou un borborygme pour quelqu’un d’autre que la télé. En se concentrant sur l’écho en lui de son grand-père et avec pour tout indice quelques divagations gâteuses de sa grand-mère, Costes retrace le parcours apocalyptique et chevaleresque du progromeur pogromé : né en 1900 en Arménie, Granick Sarkissian voit toute sa famille décimée en deux pogroms successifs (les turcs en 1915, les cosaques en 1918) avec pour finir sa sœur multiviolée embrochée au clocher de l’église du village. Il rejoint alors les cosaques pour piller violer pogromer deux ans durant dans la steppe dans une course poursuite avec l’armée rouge. Après la défaite des blancs et quelques milliers de massacres et de viols, Garnick et ses potes sont rapatriés par leurs alliés français vers Marseille. Là ne sachant que faire d’autre que tuer et violer, il s’engage dans la Légion étrangère pour 10 ans de guerre coloniale bien sanglante. Finalement blessé il croise la grand-mère dans le train qui le remonte sur Paris et la baise le soir même. Il boit, la bat et n’en fout pas une rame et trouve un soir en rentrant du bistrot l’ancien prétendant propret de la grand-mère dans la grand-mère. Il le bute illico en l’écrasant contre le mur et c’est parti pour le bagne à Cayenne dont il s’échappe pour s’installer au Brésil à chercher de l’or. Au bout de dix ans c’est la grand-mère qui revient le chercher et bizarrement il la suit ! Retour à Paris en 1940, où Sarkissian (juif arménien) mène grand train en revendant le contenu des appartements vidés de leurs occupants par des rafles. Après la guerre il devient simple clodo poivrot d’appartement pendant 20 ou 30 ans à recuire sa haine pour la France et la grand-mère.

Il y a de la chatte, de la merde et du cracra à toutes les pages et un certain nombre de vierges de 10 ans empalées sur des queues, des clochers, etc… La jubilation régressive de l’auteur, qui ne respecte rien et surtout pas sa famille, est plutôt à mon goût, de même que sa nostalgie d’une époque où l’on vivait, celle d’avant l’embourgeoisement généralisé. Jean-Louis Costes n’exclut pas la possibilité d’un gros mytho destiné à compenser la honte d’un grand-père clodo qui ramasse les mégots dans les bars devant son petit-fils avant de se faire virer à coups de pied dans le cul. Que l’épopée soit véridique ou non, est-ce important ? C’est à la fois fondamental pour Costes qui se cherche à travers son grand-père et accessoire puisque ce qui compte c’est qu’ont existé et qu’aient été transmises cette innocence complice (le pogrommeur pogrommé) et cette rage de vivre, pour preuve c’est à partir de ce legs que Costes reconstitue l’histoire. Ce n’est pas de la grande littérature mais c’est drôle, bien documenté, un brin répétitif et le chevalier Sarkissian, « bon-papa-qui-pique », avec ses manières ignobles et sa cruauté sans borne et sans états d’âme, est terriblement attachant.

lundi 31 juillet 2006

L’âge d’homme, Michel Leiris, TGV Avignon-Paris, 31 juillet 2006

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Offert avec beaucoup d’à-propos par P. pour mes 30 ans et initialement alléchant (l’auteur se propose, ayant atteint l’âge d’homme, de procéder à un bilan dont il ne taira rien, dans le but de s’émanciper de certaines obsessions qui le rongent), cette lecture se révèlera presque aussi assommante que celle du Quignard offert à la même occasion par la compagne de P.. Soit nous appartenons à deux familles de lecteurs aux goûts inconciliables, soit mon appétit de lecture est émoussé, mais ça fait un moment que je m’endors sur mes livres…

Michel Leiris est proche des surréalistes, intéressé par la psychanalyse et l’interprétation des rêves, passionné de théâtre et d’opéra. L’essentiel des 200 pages de ce livre relate des souvenirs d’enfance en particulier la découverte des classiques du théâtre et de l’opéra et des figures qui l’ont marqué, voire traumatisé, dans ces pièces. Deux figures de femmes reviennent ainsi de façon lancinante : Lucrèce qui se suicide devant son mari parce que Sextus Tarquin l’a violé, et Judith, qui, après s’être offerte à lui, tranche la tête d’Holopherne, général de Nabuchodonosor qui assiégeait Béthulie. Leiris exhibe les méandres de son parcours de maniaque sexuel impuissant, écartelé entre la figure de la sainte (Lucrèce, qu’il épouse contre son gré ou qu’il fréquente assidûment au bordel et à qui dans tous les cas il inflige des souffrances) et la figure de la pute (soit également au bordel, soit rencontrées au cours de beuveries acharnées, et dont il jouit du mépris pour sa déchéance).

Epuisé par cet insoluble sado-masochisme, il décide de s’analyser le plus objectivement possible (même s’il est conscient que l’objectivité lui est inaccessible) et tente au passage d’en faire un chef d’œuvre littéraire, l’occasion semblant propice puisqu’il se met en danger (« De la littérature considérée comme une tauromachie »). La thérapie est-elle efficace ? Si l’on considère que l’auteur est suicidaire quand il décide d’écrire (en 1930), qu’il envisage dans la préface rédigée en 1945 de finir ses jours avec sa compagne, ce qui suppose qu’il a enfin trouvé une relation de couple équilibrée, qu’il a une nouvelle fois annoté son ouvrage en 1965 pour une nouvelle parution, ce qui suppose qu’il était toujours vivant, on peut sans doute répondre par l’affirmative, bien que le principal enseignement de sa réflexion est qu’il a le goût de la souffrance parce qu’il s’est très tôt construit par la découverte passionnée des arts dramatiques. Un peu faiblard au bout d’une réflexion de cinq années.

S’agit-il d’un chef d’œuvre littéraire ? Il semble que cela soit communément admis mais sans doute davantage à cause de l’intransigeance de la démarche exhibitionniste et sacrificielle qui publiée en 1935 a fait date dans l’histoire littéraire, qu’à cause des qualités littéraires intrinsèques du livre : la grande richesse des références culturelles et l’élégance du style me semblent gâchées par le fouillis de la composition (sans doute à mettre sur le compte des accointances surréalistes) et le récit est beaucoup trop centré sur la petite enfance pour devenir réellement passionnant. Que cela soit ou non dans la petite enfance que tout se joue (ce dont Leiris semble convaincu), l’intérêt pour le lecteur est d’avoir connaissance en détail des déflagrations qui en résultent à l’âge adulte.

mercredi 26 juillet 2006

Vie de Rancé, Chateaubriand, Bandol, 26 juillet 2006

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Redécouverte longtemps après la mort de Chateaubriand, cette biographie du réformateur de la Trappe semble répertoriée par beaucoup d’illustres commentateurs, notamment André Maurois et Charles Dantzig (dans son Dictionnaire égoïste) comme l’autre chef d’œuvre de l’auteur des Mémoires. Or c’est certes un livre intrigant, exercice de style réalisé par un génie littéraire dans la ligne du Génie du christianisme (qui visait à réconcilier mystique chrétienne et hédonisme en approchant la religion par l’esthétisme et la jouissance masochiste des mortifications) à la demande de son directeur de conscience, sur un sujet qui donne prise à son lyrisme mais qui visiblement l’ennuie. Le livre est par conséquent totalement bâclé et passablement ennuyeux.

On apprend fort peu de Rancé, ou par touches impressionnistes. À 37 ans de débauche ont succédé 37 ans de cloître dans l’étroite observance d’un règlement réformé dans un sens extrêmement strict. Les moines de la Trappe renonçaient non seulement à tout confort, mais aussi à tout contact avec l’extérieur, sauf apparemment le père abbé Rancé qui faisait ses mondanités. Les trappistes renonçaient enfin (sauf le père abbé encore une fois qui pesait sur le débat public par ses écrits) à toute ambition intellectuelle, se contentant d’attendre la mort après la 1ère mise au tombeau de l’entrée au cloître.

Les deux premiers tiers du livre sont pour l’essentiel des divagations mondaines impossible à suivre rassemblant tous les potins disponibles sur les personnages ayant croisé Rancé : une quinzaine de noms propres à chaque page, agrémentés de trois références au théâtre grec et d’une ou deux citations latines, le tout saupoudré de sous-entendus dans le style ampoulé du milieu du 19ème siècle, c’est parfaitement imbitable. La dernière partie est davantage consacrée au rayonnement de Rancé et aux controverses auxquelles il a pris part, notamment sur la place des études dans la vie des cénobites.

Chateaubriand abuse des citations du début à la fin de ce travail imposé, et notamment cite longuement les lettres de Rancé dont le style est limpide quoique empli de tournures datées. La confrontation de deux styles si représentatifs de leurs siècles (17ème classique épuré, 19ème superlatif chargé mais spirituel) est un des charmes de cet ouvrage exaspérant mais touchant par ses incongruités, tellement caractéristique des ambivalences de Chateaubriand, qui a suffisamment de repentance pour écrire un ouvrage sur injonction de son directeur de conscience, mais trop peu de tourment moral pour ne pas le bâcler. Il ressort à tout bout de champ des passages extraits d’autres de ses livres, notamment le « quam juvat » de Tibulle de façon tout à fait inappropriée, et s’éloigne dès que possible du sujet initial : religion et repentance…

lundi 17 juillet 2006

Les ombres errantes, Pascal Quignard, Caromb, 17 juillet 2006

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J’ai mis un mois (de coupe du monde) à lire ce petit livre de 200 pages découpé en 55 chapitres et dont la 4ème de couverture fait deux lignes. Ce qui, de même que le prix Goncourt glané en 2002, n’était pas de bon augure. On baigne dans le vocabulaire sophistiqué, les tournures de phrase exigeantes, les citations latines superflues (surtout quand il s’agit de citer la bible dans le texte…) et les anecdotes historiques regardant des personnages de second rang, sans comprendre autre chose qu’un vague regret du temps d’avant où la télé n’avait pas encore provoqué le retour en grâce des images au détriment du langage écrit. Ce mouvement inverse selon Quignard la révolution intervenue lors de la conversion de Constantin, lorsqu’une voix lui intime de remplacer les images par des lettres sur les boucliers de ses guerriers.

Le Goncourt pour un livre pareil semble invraisemblable. C’est érudit, mais pour masquer le vide. Dès que le raisonnement devient intelligible il est grotesque et caricatural : anti-américanisme haineux, apologie de la solitude et détestation adolescente de la société qui interdit toute joie vraie, le seul bonheur véritable et autorisé ne pouvant se trouver que dans la lecture, dans la relation « seul à seul » que le livre permet. Reste un indéniable talent de conteur, poète et styliste, qui prend enfin le dessus dans certains récits simples et intransigeants (chapitres 8 et 53).

samedi 17 juin 2006

Please kill me, Legs Mc Neil et Gillian Mc Cain, Caromb, 17 juin 2006

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« L’histoire non censurée du punk racontée par ses acteurs » est un charmant recueil de comptines pour enfants, à lire avant de sombrer dans un sommeil apaisé et détendu. Les interviews de musiciens, de groupies, de producteurs, d’amis, s’entrecroisent dans une suite ininterrompue de frasques sexuelles, alcooliques, artistiques, défoncées. Du grand n’importe quoi joyeux et destructeur, qui démarre avec Jim Morrisson puis le Velvet et s’éteint en 92 avec les morts de Johnny Thunders et Jerry Nolan (respectivement guitariste et batteur des New York Dolls). Iggy Pop est en toile de fond tout du long, le plus ignoble et le plus fondu de tous.

Il est étonnant de constater à quel point le punk descend de Lou Reed et de Warhol, par l’entremise de Patti Smith, de Television et des New York Dolls (dont le manager Malcolm Mc Laren créera les éphémères Sex Pistols, qui siffleront la fin de la récréation et le retour du business). L’autre grande école est celle plus industrieuse de Detroit, avec des groupes tels que le MC5 de Wayne Kramer, les Stooges (Iggy et les frères Asheton) ou encore les Dead Boys de Stiv Bators. À la jonction de ces deux univers se trouvent sans doute les groupes les plus intéressants, Ramones et Dead Kennedys. Le point commun à tous ces gens semble finalement un individualisme forcené, initié par Lou Reed et Iggy Pop, où tout ce qui passe est indifféremment baisable (surtout pour le premier) et où la vie n’est qu’une succession de défonces à entretenir par tous les moyens (surtout pour le second).

Quelques histoires croustillantes parmi un flot intarissable : Dee Dee Ramones se fait refiler du speed dans un pub anglais où tout le monde est bourré et où les chiottes sont recouvertes de gerbe et il tombe sur Sid Vicious qui lui en tape un peu, plonge l’aiguille dans les chiottes pleines de gerbe et de pisse et s’envoie en l’air ; les Stooges terrorisaient leur maison de disque pour avoir la paix : tous les frais de tournée étant remboursés, ils descendaient dans le meilleur hôtel de L.A., envoyaient leurs roadies inviter des passants à bouffer, les facturaient moitié prix et envoyaient l’addition à la maison de disque ; Syd et Nancy au Chelsea Hotel ; les tapins à 53rd & 3rd ; les Ramones qui pouvaient plus se blairer pendant 15 ans dans leur minibus ; Stiv Bators qui se fait sucer sur scène ; la couleur d’un mec qui fait une OD… Ça grouille à toutes les pages. C. m’a offert ce livre délicieux pour mes 30 ans mais c’est vraiment pour les enfants.

mardi 6 juin 2006

Climats, André Maurois, Train Reims-Paris, 6 juin 2006

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Les difficultés de la vie conjugale explorées par André Maurois explosent les meilleures productions de la collection Arlequin. Philippe Marcenat tombe fou amoureux de Odile Malet, et l’épouse, mais celle-ci tombe à son tour raide dingue de François, divorce et l’épouse, mais se suicide parce qu’il a tôt fait de la mépriser. Puis Philippe épouse en seconde noce Isabelle, l’antithèse d’Odile, mais tombe sur Solange qui le ramène en territoire odilesque, après quoi Solange le largue pour Etienne, il atteint alors quelques semaines de bonheur serein avec Isabelle et meurt aussi sec d’une pneumonie foudroyante.

C’est très réussi : le plaisir de lecture est vif, l’identification immédiate, le style élégant et même l’agonie un peu risible de Philippe Marcenat est émouvante, mais ça reste un roman de gare psychologique, ou comment tirer des généralités sur l’amour à partir du parcours sentimental d’un individu, qui a besoin d’être jaloux pour se désennuyer, qui a besoin d’avoir peur pour se sentir exister. Une foule de ressorts psychologiques sont très finement et très élégamment relevés.

Alors qu’André Maurois dédicace l’ouvrage, comme à son habitude, à sa femme Simone qu’il semble avoir beaucoup et fidèlement aimé, il y expose l’impossibilité de l’amour durable et heureux à la fois. Pour autant le mariage est défendu, comme ce qui permet de s’unir à la personne qui génère un « climat » qui nous est devenu nécessaire. De la citation introductive d’Alain à la conclusion éplorée d’Isabelle, le conseil de l’auteur est en fin de compte de ne pas trop s’interroger et de se concentrer sur le moment présent.

lundi 29 mai 2006

La controverse pied / main, Xavier De La Porte, Paris, 29 mai 2006

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Tout petit essai sans prétention mais délicieux regroupant cinq hypothèses sur l’histoire du football, cherchant à expliquer le succès fulgurant et universel de ce sport de manchot. Le ton est badin mais érudit : l’auteur évoque une foule d’anecdotes glanées pour la plupart à la lecture de l’Equipe et affirme sans détour qu’il est bien infoutu de citer ses sources, sous-entendant par là qu’il n’entend pas passer trois plombes à les chercher et que les hypothèses posées n’ont aucune prétention scientifique. Il s’agit plutôt d’intuitions étayées par une solide culture footballistique, mais aussi historique, philosophique et littéraire. Xavier De La Porte « anime » le service des sports de France Culture, à mon avis il est tout seul dans son service, s’il en existe un… Les hypothèses sont entrecoupées du compte rendu, sur le mode du reportage radio, d’une étrange partie de proto-football dans les rues de Londres en 1315, sur fond d’ultraviolence et d’intrigue politique. Ces intermèdes délirants sont sympathiques mais on ne comprend pas bien où l’auteur veut en venir.

Les cinq hypothèses sont les suivantes :

1. La proscription de la main en 1863 lors de la fixation des règles entre les collèges anglais intervient conjointement à l’apparition de l’hygiénisme, accompagnant la réaction puritaine qui entend lutter en priorité contre la masturbation. La rupture darwiniste est également concomitante : l’homme descend du singe, aussi habile des pieds que des mains, et la véritable spécificité de l’homme n’est pas l’habileté manuelle, partagée avec le singe, mais la station bipède.

2. Le football est un jeu profondément moral car la main est fautive lorsqu’elle est volontaire. Par ailleurs les joueurs qui fascinent le plus sont les dribbleurs et les tireurs de coups francs, deux types d’action qui requièrent avant tout un travail d’entraînement extrêmement obstiné et répétitif. Les footballeurs talentueux sont avant tout des self made men ambitieux récompensés pour leur travail et leurs sacrifices.

3. Le football repose sur une idéologie égalitaire, le handicap de ne jouer qu’avec les pieds mettant tous les joueurs sur un pied d’égalité. Par ailleurs le passing game submergea le dribbling game au moment où les prolétaires prirent le pas sur les élites collégiennes, moment symbolisé par la victoire du club de Blackburn sur le collège d’Eton lors de la finale de la Cup de 1883. D’ailleurs, même riche et adulé, le footballeur reste un prolétaire.

4. Le football est de tous les sports celui qui est le plus lié à la terre, ne serait-ce que du fait du contact quasi permanent du ballon avec le sol et de la prééminence du pied, lui aussi rivé au sol. La relation particulière unissant football et territoire connaît des déclinaisons par nation : le kick and rush britannique s’apparente à une tentative d’enjamber la Manche, le football total des néerlandais correspond à l’effort des Pays-Bas pour occuper rationnellement leur territoire, etc… Les analogies du football avec la défense et la conquête du territoire pourraient ainsi ne pas être étrangères à la violence que ce sport génère.

5. L’introduction du goal, huit années après la proscription de la main, introduit une dimension tragique dans ce sport. Figure christique (on « crucifie » le gardien), isolé, sacrifié du jeu, il est détenteur d’un privilège exorbitant et c’est pourquoi le jeu « organise sa punition » : on jubile de ses boulettes.

vendredi 26 mai 2006

Corps du roi, Pierre Michon, train Nantes-Paris, 26 mai 2006

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Pierre Michon est décidément un double de P. (ou plutôt l’inverse). Ce court récit, cadeau de ce même P. en retour de Vies minuscules que je lui avais offert parce qu’il me semblait décrire son quotidien et ses affres, se termine par une main au cul de l’auteur à une serveuse, le jour de sa victoire sur Booz endormi. Le sortilège de ce poème qu’il a lu publiquement à de multiples reprises cesse enfin de faire effet sur lui ce qui ne l’empêche pas de le lire toujours aussi bien. Dans le caniveau, mis dehors et molesté par trois gros bras, il s’endort repu tel Booz endormi après une journée de moisson. Seul P. conjugue comme Michon cette élégance et cette trivialité, sur fond de mégalomanie autocentrée mais dédaigneuse de soi-même.

Les cinq textes de Corps du roi parlent d’écriture : le premier décrit une photo de Beckett, roi de la littérature dont il prolonge la dynastie initiée par Shakespeare, Joyce, Bruno, Dante et Vico, mais aussi simple Samuel Beckett (d’où les deux corps du roi). Le deuxième accuse Flaubert d’avoir le premier pris la littérature au sérieux, partant à la recherche du sublime au point de sacrifier les plaisirs quotidiens et entraînant à sa suite une foule mystique désireuse de ne pas vivre ou d’avoir une vie d’arbre, à la recherche du sublime, du livre absolu (d’où le titre de « corps de bois », où l’on songe à Bernardo Soares). Le troisième est vraiment obscur ou simplement simple, sur un extrait de traité de chasse d’un auteur arabe du moyen âge, décrivant les mouvements de l’aigle Gerfaut dans lequel Michon décèle la figure de la mort. Le quatrième texte est une description d’une photo de Faulkner « qui a vu l’éléphant », c’est-à-dire normalement la guerre, mais pour Faulkner ce sera plutôt l’écrasement par l’aïeul au destin trop large et inégalable, ce qui le pousse à abuser de la gnôle. Le cinquième enfin relate un certain nombre de récitations par l’auteur de Booz endormi à voix haute et sa victoire finale sur ce poème. Ce dernier texte plus personnel nous permet de prendre des nouvelles, qui ont l’air plutôt bonnes, de l’auteur : une paternité tardive dont il est très fier (plus que de sa fille elle-même on dirait), de nombreux amis écrivains et pochetrons et une certaine sérénité (comparée au désespoir de Vies minuscules) qui n’exclut pas l’âpreté.

La domination du monde, Denis Robert, Noirmoutiers, 26 mai 2006

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Denis Robert est un journaliste un peu braque, indépendant franc-tireur s’attaquant depuis des années aux scandales financiers, c’est notamment lui qui est à l’origine de l’affaire Clearstream et du fameux listing de comptes, remis à Imad Lahoud qui l’aurait trafiqué. A la lecture de ce roman étrange, alambiqué, où le narrateur se voit confier par Yvan Klébert (alias Denis Robert) la mission d’écrire un livre sur son enquête et les raisons de son peu d’échos, on finit par se demander si en désespoir de cause Denis Robert n’a pas lui-même balancé le listing truffé de nom de personnalités pour que l’on s’intéresse enfin à Cleartream.

La vraie déception du livre, c’est la faiblesse des explications techniques sur les manipulations financières. Denis Robert s’en tient à des généralités (des transactions sont effacées ce qui permet d’effectuer toutes sortes de trafics sans laisser de traces) et dérape souvent en incantations outrées et répétitives. Même s’il s’efforce de ne pas céder aux sirènes de la théorie du complot ou à la dénonciation d’une machination organisée, il finit quand même par désigner l’église de scientologie comme l’autorité suprême de la Shark Company (alias Clearstream). Malgré ce bémol et un style d’écriture franchement perfectible, la mise en scène de la schizophrénie de l’auteur, écartelé entre l’attitude du chevalier blanc irréprochable (Yvan Klébert, qui s’en tient aux faits, qui sacrifie toute vie personnelle et ambitionne de changer le monde par la vérité) et celle du romancier sans illusion (le narrateur, qui invente des scènes pour illustrer son propos et voit avant tout dans son enquête une occasion de retrouver le goût du combat) est étonnante et intéressante, de même que la satyre du monde médiatique et financier (Le Monde, Edwy Plenel, Roman Abramovitch (moins crédible) en prennent pour leur grade, de même que Minkovsky, consultant multicarte dans lequel on devine sans peine Alain Minc).

Ça se dévore en tout cas et ça a le mérite de questionner le mutisme des médias sur la haute finance et ses coups tordus, ainsi que l’absence d’intérêt des foules pour les mécanismes avec lesquels on les entube.

samedi 20 mai 2006

Le livre de l’intranquillité, Fernando Pessoa, Paris, 20 mai 2006

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En cinq lignes on sait qu’on a affaire à un chef d’œuvre de la littérature mondiale. Les images poétiques d’une force infinie foisonnent : « Je vous aime comme on aime le couchant ou le clair de lune, en souhaitant que dure ce moment, mais sans rien mettre de mien dans ce désir, à part la simple sensation de l’éprouver ». « Le jour terne et mou est humidement brûlant. Seul dans le bureau je passe ma vie en revue – et ce que j’y vois est semblable en tout point à cette journée qui m’étouffe et m’attriste. Je me revois enfant, joyeux de rien, adolescent aspirant à tout, homme enfin, désormais sans joie ni aspiration. Et tout cela s’est passé dans le mou et le terne, tout comme cette journée qui m’oblige à m’en apercevoir, ou à m’en souvenir. »

L’autobiographie sans événement de Bernardo Soares, un des nombreux personnages d’écriture de Pessoa, est selon l’auteur le livre le plus triste du Portugal. On le croirait sur parole si ce livre était effectivement celui de Bernardo Soares, aide-comptable chez un marchand de tissu lisboète qui a voué son existence à ne pas vivre. Mais Pessoa semblait plutôt un écrivain mondain reconnu de son vivant et sa tentative de non existence a des allures d’exercice de style. Les 483 textes courts, voire très courts pour certains, alternent descriptions météo, épisodes de la vie de bureau et surtout méditations sur la vanité de toute ambition, la toute puissance de l’imagination et l’absurdité de la vie, avec tout du long une poésie et une élégance rarement rencontrées. C’est peu dire que ce n’est pas palpitant et c’est même assez ennuyeux. En fait je crois que ce n’est pas le genre de livre qu’il faut lire d’une traite in extenso mais plutôt le genre à ouvrir de temps à autre pour déguster quelques lignes, car on sature rapidement de l’intensité poétique. Malheureusement je ne sais pas lire autrement qu’in extenso. J’ai ainsi l’impression d’en avoir retiré peu de choses car si les images de Pessoa font mouche, le fond de sa pensée (ou de celle qu’il prête à Soares) glisse sur moi comme sur une toile cirée : Pessoa ressasse notamment l’inutilité de faire ce que l’on peut penser, la supériorité de l’imagination sur la réalité, etc… alors que si l’on ne donne de valeurs qu’aux actes tangibles la liberté de penser devient absolue.

mardi 11 avril 2006

Magnus, Sylvie Germain, Paris, 11 avril 2006

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Offert par ma mère à Noël, comme m’y a fait repensé maintes fois le marque-page daté et dédicacé de son écriture si caractéristique, Magnus est l’histoire d’un enfant dépossédé de son identité par la perte de sa mère, ce qui n’est pas sans rappeler la petite bijou de Modiano. Comme dans Modiano d’ailleurs, on se situe ici à mi-chemin entre le roman et le conte, le merveilleux prenant peu à peu le pas sur le récit réaliste, voire historique, le tout dans un style lui-même à mi-chemin entre Paolo Coehlo et Pierre Michon, avec parfois quelques dérapages vers le roman de gare pour dames. Le récit est constitué de 30 « fragments » (d’une identité disloquée ?) chronologiques dont certains ne sont pas strictement à leur place, et d’un certain nombre d’interludes, pour les uns poétiques, pour d’autres historiques, pour d’autres encore composés des divagations de Magnus. Cette structure qui aère et pimente la lecture est une réussite.

L’histoire quant à elle est parfois prenante lorsqu’elle rebondit et que Magnus fait des rencontres. Un livre donné par May Gleanerstones au Mexique le plonge dans une crise de transe au cours de laquelle il se rend compte que ses nazis de parents morts peu après la guerre ne sont en fait que ses parents adoptifs. Il devient ensuite l’amant de May (qui vit en couple libre avec son mari homosexuel) et la suit dans son tourbillon d’activités aux Etats-Unis, jusqu’à ce qu’elle meurt subitement d’une maladie des poumons, comme son propre père. Franz-Georg, rebaptisé Adam après avoir été recueilli par son oncle Lothar à Londres autour de sa dixième année et devenu Magnus aux Etats-Unis, rentre alors à Londres et renoue avec son oncle et Peggy, une amie de sa cousine dont il était amoureux à l’adolescence et qui vient de perdre son mari tombé d’une falaise. Après quelques mois de fréquentation de Peggy à qui il donne des cours d’allemand, il lui ressort au cours d’un dîner l’intégralité de la déclaration de haine qu’elle avait déballé à son mari et à la suite de laquelle il s’était jeté de la falaise. Ce faisant il débloque l’énorme culpabilité de Peggy et ils peuvent enfin vivre un amour intense à Vienne où Peggy donne des cours d’anglais. Du moins jusqu’à ce que Magnus retombe sur son père adoptif pas mort du tout, l’identifiant grâce au Lied qu’il entonne dans un restaurant et qui charmait le jeune Franz-Georg. Menaçant de dévoiler ses activités nazies, Magnus est victime d’une tentative d’écrasement, dont Peggy le sauve en prenant sa place : il a laissé la haine le submerger, à cause de quoi il a perdu son amour. Pour digérer tout ça, il passe trois ans tout seul dans une ferme perdue en France, jusqu’à ce qu’un vieil ermite ami des abeilles vienne lui apprendre à écouter le bruit d’une feuille qui tombe, signe qu’il est prêt à repartir pour de nouvelles aventures, non racontées car non racontables, « précipité de vie dans le réel si condensé que tous les mots se brisent à son contact ».

Il y a de bonnes choses, de bonnes ébauches de personnages, une certaine richesse stylistique, des scènes et des anecdotes poignantes, certaines situations touchantes et à-propos, mais c’est régulièrement grotesque et finalement bien vain, avec un soupçon de bâclé. Le personnage de Magnus, mieux défini, plus ancré dans le réel, aurait pu être superbe, au lieu de quoi Sylvie Germain, une de plus, tourne autour d’une morale du rien et du dénuement toute creuse et s’en satisfait jusqu’à s’en contenter en guise de conclusion et d’ouverture. Finalement dans ce livre c’est le marque-page que je préfère.

jeudi 30 mars 2006

La défaite de Platon, Claude Allègre, Paris, 30 mars 2006

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Étrange ouvrage que cette vulgarisation scientifique des découvertes du 20ème siècle, qui se veut exhaustive et abordable mais qui sert aussi d’argumentaire illustré à une thèse véhémente. L’auteur, qui avance masqué à la façon d’un romancier ménage le suspense et ne révèle son postulat qu’à la toute fin du livre, si bien que l’on se demande s’il ne s’agit pas d’un prétexte à un survol contemplatif de la nature telle que les dernières découvertes scientifiques (en 1995) la décrivent. Ce simple survol suffirait, en effet, grâce à la passion et au souci permanent d’Allègre de s’adresser au plus grand nombre, à constituer un motif d’écriture.

Je n’ai certes pas eu des révélations d’une ampleur aussi monumentale qu’à la lecture de Dieu et la foi et c’est sans doute heureux pour ce que cela révèle de mon ignorance. C’est en effet en lisant Dieu et la foi, autour de ma vingtième année, que j’ai réalisé que la terre tourne autour du soleil et la lune autour de la terre ! Il était temps ! Mais j’ai tout de même découvert ici de vastes horizons inexplorés, notamment en matière d’électricité (semi-conducteur, supra-conducteur), de chaleur (degré d’agitation des atomes, le zéro absolu (-269°C) correspondant à leur immobilité), les ondes électromagnétiques (dont les ondes lumineuses, la « lumière visible », ne sont qu’une des déclinaisons parmi différentes longueurs d’ondes dont les ondes radioactives, les rayons X, les ondes radio…), le cosmos (la lune est un bout qui s’est détaché de la terre, les 92 atomes se retrouvent dans tout l’univers), la non-linéarité de la science (à laquelle j’assimilerai pour l’instant la physique quantique), le fonctionnement du cerveau (qui reproduit dans l’enfance la sélection naturelle en développant les aptitudes les plus utilisées et qui dissocie toutes les informations : une voiture – rouge – qui roule), etc… Tous les domaines de la science, et leur évolution au 20ème siècle, sont abordés pour, in fine, insister sur un facteur-clé de succès selon Claude Allègre : l’alternance entre expérience et théorisation, l’une n’allant pas sans l’autre.

Tout ceci débouche sur la thèse du livre, qui s’apparente finalement à un manifeste contre les mathématiques, considérées à tort comme la forme ultime de l’expression scientifique alors qu’hormis la fonction langagière, elles ne sont qu’une abstraction déconnectée de la réalité, et en cela le contraire de la science. Les mathématiques obéissent au principe de cohérence quand la science obéit au principe de réalité, et à mathématiser toutes les sciences on les dénature, les appauvrit et les égare. La démonstration est des plus convaincantes si l’on songe à l’économie et aux modèles de Walras ou Pareto. Ce qui est moins évident est que selon Claude Allègre cette déviance mathématique serait une spécificité française, fruit du catholicisme, du royalisme absolu, du jacobinisme centralisateur et de l’élitisme républicain (les trois premiers encourageant une gestion rationnelle, le dernier parce que les maths sont plus « commodes » à corriger dans les copies de concours…). Peut-être effectivement que l’universalisme français nous expose davantage, à une époque où les conséquences de la déviance mathématique sont de plus en plus lourdes : la concurrence devient de plus en plus intellectuelle, et monde de plus en plus évolutif...

samedi 11 mars 2006

Histoire d’Angleterre, André Maurois, Paris, 11 mars 2006

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Faire tenir l’histoire de l’Angleterre en 550 pages est déjà remarquable, inutile d’en tenter le résumé en 30 lignes. Prendre des notes sur ce livre est cependant plus nécessaire que jamais, car il ne se mémorise pas aisément : les repères historiques manquent, les noms se succèdent et les anglais ne rentrent pas dans nos cases mentales, ce qui les rend à la fois si exotiques et si estimables.

Pour André Maurois, l’insularité et une série de hasards expliquent le miracle anglais : un pays organisé en Etat de droit avant tous les autres sans jamais avoir connu de réelles révolutions (la « glorieuse révolution » de 1688 fut un « aimable échange de signature » et la décapitation de Charles Ier Stuart par Cromwell s’apparente davantage à un pétage de plomb mystique qu’à la révolte d’une classe sociale contre une autre), un conservatisme de principe (« si certains Tories avaient été présents à la création du monde, ils eussent demandé à Dieu de préserver le chaos » et Lord Balfour : « Il vaut mieux faire une chose absurde qui a toujours été faite qu’une chose sage qui n’a jamais été faite ») qui n’empêche pas une très grande capacité d’adaptation, notamment du système de représentation politique (toutes les classes émergentes, petits seigneurs, petits propriétaires, bourgeois, ouvriers… furent invitées à participer au pouvoir), un petit pays subalterne de l’Europe qui se rendit maître d’un tiers de la planète, (notamment à cause de la maîtrise des mers et du fait de l’émigration religieuse, qui avait peuplé d’anglo-saxons des contrées variées).

Le fait déterminant reste l’insularité : la dernière conquête est celle des Normands, qui s’avèrent d’excellents administrateurs. À la différence de la France, dont l’histoire se résume à la lutte entre le pouvoir central et les seigneurs féodaux, l’Angleterre n’a jamais nécessité pour sa défense, avant la période récente, de pouvoir central fort. Le Roi, autour duquel les féodaux se groupaient malgré quelques passages anarchiques comme la guerre des deux Roses, devait faire accepter ses volontés autrement que par la force, si bien que l’unité du pays tient à une discussion de 10 siècles sur la justice et la liberté, bien plus qu’au partage des traumatismes du passé comme bien des nations. L’Angleterre n’a jamais connu la défaite, en tout cas sur son propre territoire ; aux pires heures des bombardements de Londres, elle ne se pensait jamais vaincue. L’insularité explique aussi l’importance de la religion dans l’histoire du pays. Henry VIII créa une église anglicane pour répudier sa femme stérile (Léon X refusant d’annuler le mariage) et rafler les biens de l’église. Si bien que le questionnement des Anglais sur l’orthodoxie romaine et la « vraie » religion est ancien, l’église anglicane oscillant entre catholicisme et protestantisme au gré des souverains et alternant ainsi les persécutions. Mais la chimie étrange qui mène au mysticisme radical des Protestants anglo-saxons reste inexpliquée. Dès la 2ème moitié du 14ème siècle, Wycliffe parcourait la campagne en prêchant un pré-protestantisme niant la transsubstantiation (i.e. la présence réelle dans l’eucharistie). John Wesley, lui aussi originaire d’Oxford, fonda le méthodisme vers 1726, et prêcha les foules vers 1750 avec un prodigieux succès (250 000 adeptes en 1810).

Enfin dans la catégorie hasards, l’avènement des rois hanovriens en 1714 (Georges Ier), souverains médiocres et peu intéressés par les affaires du pays, permit l’invention de la responsabilité ministérielle, avec des alternances de majorités whigs et tories, parfois supplantées par d’autres clivages (unioniste par exemple).

Exemple de l’étrangeté anglaise : les différences entre whig (libéral, mêlant grande aristocratie et classe moyenne) et tory (conservateur bourgeois) sont marquées sans être nettes. À l’issue de cette lecture, je sais que les sensibilités diffèrent (sur le roi, la religion, la politique étrangère, etc…) sans pouvoir les résumer, en partie parce qu’elles ont été mouvantes, ou tout simplement pragmatiques. Même Maurois, avec sa clarté élégante et son sens de l’essentiel, se garde de résumer les différences en une formule trop limpide. Le mystère anglais est donc approché mais loin d’être saisi. Des relectures s’imposeront.

Une illustration du sens de l’essentiel de Maurois : les épidémies de peste couvraient en fait des maladies variées allant du cholera à la grippe infectieuse. La peste noire arriva d’Asie vers 1347 et avait décimé le tiers de la population européenne avant 1350. La population anglaise passa de 4 à 2,5 millions d’habitants. Il en résulta paradoxalement une richesse soudain accrue des paysans, qui étaient moins nombreux à cultiver les mêmes terres, et la ruine des petits seigneurs, qui n’avaient plus de main d’œuvre bon marché et devaient consentir des baux moins chers. In fine beaucoup se tournèrent vers l’élevage de moutons moins exigeant en main d’œuvre, d’où les importantes quantités de laines à exporter, d’où l’importance de la place d’Anvers et de la Hollande où se situaient les industries de drap, d’où in fine la nécessité de l’empire ou une des causes de sa naissance, pour assurer des débouchés.

lundi 13 février 2006

René ou la vie de Chateaubriand, André Maurois, Paris, 13 février 2006

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Ayant rouvert l’histoire de France d’André Maurois à l’occasion du Saint-Just d’Albert Ollivier afin d’y trouver des repères plus objectifs sur le parcours de l’Archange de la Terreur et les majorités successives de la Convention, je me suis laissé entraîner jusqu’en 1848 avec un détour par François 1er. De fait je suis une nouvelle fois tombé en arrêt devant le brio, la précision et la simplicité de ce génie méconnu et me suis rappelé le vieux projet de dénicher son histoire d’Angleterre jusqu’ici introuvable. Celle-ci me fut livrée à domicile sous huit jours par la magie de l’internet, assortie d’une biographie de Chateaubriand et de Climats, glanés au passage.

Je n’ai lu de Chateaubriand que les deux premiers tomes des Mémoires d’outre-tombe et il semble que les deux suivants soient encore meilleurs. Son seul autre livre vraiment remarquable est d’après Maurois la Vie de Rancé, écrit également à la toute fin de sa vie. Tous ses autres livres sont inégaux, le génie du style ne compensant pas le caractère très daté des thèmes.

Maurois dépeint Chateaubriand comme un être en conflit qui trouve son unité en s’inventant un personnage public (le défenseur des Bourbons et du christianisme) et qui fait des choix (politiques en particulier) en fonction de la pose que cela lui permettra de se regarder prendre. Dès qu’il commence à publier, il est reconnu comme un génie littéraire et une conscience morale. Il passera son temps à osciller entre participation à la vie politique dans la diplomatie, à la chambre des Pairs ou en dirigeant des journaux, et replis sur soi. Il a notamment deux démissions à son actif, la première après l’assassinat du Duc d’Enghien, la seconde à la nomination de Polignac par Charles X. Il se plonge lors de ses éloignements de la vie publique dans la littérature et les femmes. Car le plus étonnant dans cette biographie est la place démesurée prise par les emballements successifs de Chateaubriand pour un nombre incalculable de maîtresses. Incapable de constance et de fidélité en amour (à l’exception, à la fidélité près, de sa relation de trente ans et jusqu’au tombeau avec Mme Récamier, qui était devenue une amitié passionnée), il a mis en œuvre une débauche d’énergie prodigieuse dans ses conquêtes amoureuses, sans jamais y trouver de satisfactions durables, et sans jamais non plus se départir de sa femme acariâtre, vis-à-vis de laquelle il ne moufetait pas car il ne supportait pas les querelles ménagères.

Il faut toute la finesse stylistique et psychologique de Maurois pour rendre compte sans lourdeur des atermoiements amoureux et littéraires de Chateaubriand, à la fois autocentré (au point qu’il n’ait jamais songé semble t-il à avoir une descendance) et aspiré par l’universel, croyant et bien pensant mais jamais soucieux d’assurer son salut par ses mœurs, affecté au possible mais plein de grandeur.

Mais comme pour la vie de Disraeli, le génie de Maurois me semble un peu à l’étroit dans le récit d’une seule vie, aussi riche soit-elle. Je continue de le préférer en biographe de peuple, et du peuple français en particulier. Que son histoire de France n’existe plus, même sur les librairies en ligne, est totalement désolant et me la rend encore plus précieuse.

jeudi 9 février 2006

Règles pour le parc humain, Peter Sloterdijk, Caromb, 9 février 2006

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Parcourue rapidement, cette brochure d’une cinquantaine de pages résulte de conférences données en 1997, qui avaient fait scandale à cause de trois phrases sur l’exploitation future des technologies, assimilées à l’époque à une défense de l’eugénisme.

Sous des dehors et notamment un vocabulaire plus accessibles, le propos de Sloterdijk est encore bien plus opaque que celui de Stiegler. Tout ce que j’en retiens est qu’il fait sien l’anti-humanisme de Heidegger (qui semble tenir tout entier dans une mystérieuse histoire de clairière qu’il faudra approfondir), l’humanisme ayant pour fin nécessaire le totalitarisme.

Je voulais lire ce livre pour en discuter au coin du feu avec T., qui me l’avait mis dans les mains, et j’ai dû constaté, mi-amusé, mi-déçu, qu’il n’y comprenait rien non plus mais que ça ne le gênait pas pour en tirer des discours ésotériques et vagues en dépit d’un name dropping outrancier. D’après lui l’existentialisme est la forme française de l’anti-humanisme heideggerien, si c’est le cas je lui présenterai des excuses pour mon éternel scepticisme*.

Enfin dernier mystère et non des moindres : pas la plus petite règle dans ce livre dont le titre reste inexplicable, sauf à ce que l’auteur l’ait simplement trouvé joli et suffisamment provocateur.

*Après enquête je lui en dois.

vendredi 3 février 2006

Mécréance et discrédit, 1. La décadence des démocraties industrielles, Bernard Stiegler, Beyrouth, 3 février 2006

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Pour commencer, un petit extrait représentatif : « L’indétermination absolue de l’avenir, c’est-à-dire ce qu’un processus d’individuation peut projeter comme protention, c’est ce que ce processus rencontre comme sa propre singularité, qui, la plupart du temps, ne se concrétise que comme expérience de la singularité que ce processus rencontre comme n’étant pas la sienne, mais celle de l’autre avec lequel il se co-individue (et forme un nous), y compris l’autre chose par laquelle, le plus souvent, il rencontre l’autre avec lequel il peut former un nous. »

Tout l’ouvrage, à une ou deux pages près, est du même acabit. Il n’en fait heureusement que 210 mais on ne peut pas dire que ce soit une publicité pour leurs consoeurs des tomes suivants, encore à paraître. Ce bavardage philosophique jargonnant au-delà de la caricature est le plus souvent totalement hermétique, pour les ignares dans mon genre à tout le moins.

Stiegler se branle en réécrivant le dictionnaire pour cerner au plus près les mécanismes d’élaboration de la personnalité, dénommée « individuation psychique et collective ». Il invente ce faisant une novlangue d’une opacité rédhibitoire mêlant grec ancien (eris, ariston), latin (otium, negotium) et neo-charabia (double redoublement epokhal, catastrophé, rétention, projection, devenir-monde, hypomnemata, hypostase, etc…, etc…), héritée en partie de Derrida dont Stiegler reçut l’enseignement. Pour un philosophe qui dénonce les dangers de la grammatisation (entendue comme l’acceptation, que toute technologie tend à renforcer, de certaines normes prétendues neutres au prétexte que ce sont des acquis techniques, à commencer par les mots et la grammaire), c’est finalement une brillante démonstration par l’exemple. Il définit des concepts à partir de présupposés plus ou moins contestables, et les met ensuite œuvre dans des démonstrations hardies, qui ne reposent finalement que sur le présupposé initial, considéré comme acquis et indiscutable… Lesdites démonstrations convoquent et revisitent les penseurs les plus illustres (Nietzsche, Marx, Kant, Hegel, Platon, Aristote, Baudrillard, Lyotard, etc…) en permettant à Stiegler de se poser dès que l’occasion se présente en égal (ce que Weber n’a pas vu…, ce que Marx n’a pas compris…), mais leur portée pratique est mince à mes yeux néophytes, s’agissant d’assertions ayant évincé toute réalité charnue.

Reste une thèse générale assez puissante, ressassée tout au long du livre et inspirée, presque déduite, de la phrase de Patrick Le Lay sur le « temps de cerveau disponible » : la révolution numérique est une étape supplémentaire de la grammatisation (i.e. de la normalisation induite par la technologie). Cette grammatisation répond à un impératif de formatage toujours croissant de l’audience, qu’exige l’optimisation du système capitaliste. Le marché, à l’heure du capitalisme culturel, s’empare désormais du temps de cerveau, et sa commercialisation passe par son formatage, ce que la technologie permet et encourage. Les consommateurs sont ainsi les nouveaux prolétaires : là où le premier capitalisme appauvrissait le savoir-faire du travailleur et l’uniformisait en le rationalisant, le capitalisme hyperindustriel (pour reprendre un des néologismes ronflants de Stiegler) appauvrit l’environnement culturel du public pour l’uniformiser et le transformer en parts de marché commercialisables. Ce faisant le temps de loisir du travailleur est ramené dans le marché et l’existence est ramenée à la subsistance (disparition de l’otium). Dans ce perfectionnement, le capitalisme court cependant à sa perte : gommer les différences entre les individus qui composent le public tue le moteur du désir, mu par l’altérité. La désagrégation du désir ne connaît qu’un ersatz à même de maintenir le niveau de consommation : la frustration provoquée, une recette de perpétuelle surenchère qui n’aura qu’un temps et implique un asservissement croissant des individus. C’est donc au pouvoir politique d’encourager l’individuation, en menant une politique culturelle préservant une place pour l’otium (typiquement : la télé non marchande) et encourageant chacun à trouver sa propre voie. Le livre ne contient pas réellement de recommandations pratiques cependant.

Si l’on ne peut qu’adhérer à la dénonciation du parfait nihilisme d’un Le Lay clamant cyniquement que son objectif est l’abêtissement des masses, le propos de Stiegler ne résiste pas longtemps selon moi à deux objections :
1. La construction paranoïaque du monde, caractéristiques des gauchistes de tous poils et en particulier du Monde diplomatique dont Stiegler est un collaborateur, occulte la joie de s’abêtir, une des choses au monde les mieux partagées. Nul besoin du grand Satan américain ni de la technologie numérique pour obtenir le grégarisme et la préférence pour le prêt-à-penser. La nature de l’homme me semble expliquer les déviances marchandes mieux qu’un grand complot ayant perverti le bon sauvage originel. Est-ce que la technologie ou le marketing de masse font changer d’échelle ce goût naturel pour l’abêtissement ? Ça ne me paraît pas aller de soi.
2. Considérer que l’existence moderne se résume à la subsistance, par opposition à un âge d’or où l’on savait flâner, est une marotte de nanti qui est particulièrement risible vu du Liban, où le progrès économique semble le seul mode envisageable de dépassement des conflits ethniques, religieux et raciaux qui divisent la population. Alors certes le nivellement des valeurs qu’emporte la marchandisation du monde peut apparaître excessif dans des sociétés qui en ont moins besoin à présent, mais il représente un progrès inestimable pour l’humanité, pas encore partagé par tous, et qui ne peut pas être condamné en tant que tel. On dirait presque que Stiegler déplore la sortie du monde de la tragédie, la fin des blessures sanglantes qui font l’histoire de chacun et des peuples, comme s’il adhérait sans le dire ou sans le savoir aux thèses de Fukuyama sur la fin de l’histoire et que ça contrariait son attachement adolescent pour Nietzsche. Pour moi l’essence de l’homme n’est pas touchée par la marchandisation, du simple fait qu’elle ne peut pas le combler : elle suscite d’elle-même une réaction non marchande. Le nivellement des valeurs n’enraye pas la complexification croissante du monde, et le progrès indéterminé de Condorcet me semble toujours en marche.

Pour conclure, on peut certes s’interroger sur le caractère majoritaire de la bêtise humaine, mais la prétendre hégémonique ou même simplement en voie d’extension ne me semble pas conforme à la réalité, et imputer cet abêtissement supposé à la technologie ou à un complot capitaliste me semble relever de l’aveuglement idéologique.

dimanche 22 janvier 2006

Saint-Just et la force des choses, Albert Ollivier, Paris, 22 janvier 2006

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Ce Saint-Just en deux tomes fait partie des « douze meilleures œuvres historiques », élues dans les années 60 par un jury illustre où figurait André Maurois. Je l'ai récupéré dans la bibliothèque de mon grand-père avec l'essentiel de cette collection visiblement commandée par correspondance à des fins décoratives et jamais ouverte. Et décorative elle risque de le rester à en juger par cette première incursion sur un sujet pourtant appétissant : le récit ennuyeux et désordonné proposé par Albert Ollivier traite au moins autant des intrigues durant la Révolution que de Saint-Just lui-même, en étalant une partialité très surprenante.

L’objectif de ce livre à thèse est manifestement de récupérer Saint-Just, de le « justifier » en invoquant la « force des choses », comme le montre les dernières lignes de l’ouvrage : « Il est peut-être excessif de dire : Il n’y a pas de grands hommes, il n’y a que de grands conflits. Mais il est vrai que la valeur d’un homme tient à sa manière d’éprouver, d’exprimer un grand conflit et d’y répondre. Et cela, Saint-Just, en dépit de quelques erreurs, de quelques faiblesses, a su le faire avec courage et lucidité ». Mais paradoxalement, en dépit de tous les dénis, de toutes les excuses que trouve l’auteur à sa conduite, Saint-Just apparaît quand même dans toute sa cruauté, son intransigeance et son totalitarisme.

Extrêmement jeune, il n’a pu prendre part à la Révolution qu’à partir de 1791 car il fallait avoir 21 ans pour être éligible. Il ronge donc son frein lors des premiers évènements en écrivant des lettres enflammées à Robespierre, un poème orgiaque (Organt) et un ouvrage politique (L’esprit de la Révolution et la Constitution de France) qui eût du succès à Paris. Féru d’histoire romaine, Saint-Just privilégie les questions institutionnelles, dans lesquelles il place la clé des comportements vertueux et s’intéresse aussi à l’économie et aux finances. S’il n’a jamais été grand orateur et manquait de répartie, il s’est rapidement imposé à l’Assemblée par ses discours, à la fois idéaliste et ne reculant pas devant le passage à l’acte. Il semble ainsi avoir grandement contribué à la rédaction de la Constitution de 1793. Envoyé à Strasbourg auprès des armées comme représentant du Comité de salut public, il se distingue par son énergie, sa bravoure, et remporte de grandes victoires notamment à Fleurus. À partir de 1795, il se démarque de Robespierre et tente de se poser en recours dans le conflit opposant Robespierre à la Montagne. Il sera finalement emporté avec lui le 9 thermidor et se laissera guillotiner sans combattre, usé et dépressif, à 25 ans.

Albert Ollivier, résistant, gaulliste, fondateur de Combat et historien de la Révolution, excuse grossièrement et à tout propos les outrances et les pétages de câbles de son héros, qui invente de toutes pièces des complots royalistes pour liquider ses opposants, voit dans la terreur et l’épuration les seuls moyens d’imposer le bien commun et dont l’esprit de système n’est jamais ébranlé par le doute. On comprend mal qu’un fervent gaulliste, moins d’une dizaine d’années après la disparition d’Hitler, se lance dans une telle entreprise de réhabilitation, manifestement idéologique. Peut-être cherche t-il à taper sur Robespierre, l’incarnation du peuple contre les élites bourgeoises, en montrant que celui qu’on a surnommé « l’archange de la terreur » était finalement plutôt plus mesuré que son maître. Quoi qu’il en soit l’anticommunisme, même primaire, ne peut suffire à excuser les dérives fascisantes de Saint-Just, personnage romanesque au possible qui aurait lui-même tout à gagner à un biographe plus objectif. On s’ennuie beaucoup, on apprend fort peu, ce qui est tout de même extraordinaire s'agissant du récit de la vie d’un type aussi hors du commun à une époque pareille. Peut-être est-ce cette performance que le jury des « douze meilleures œuvres historiques » a voulu saluer.

mardi 3 janvier 2006

Vacances dans le coma, Fréderic Beigbeder, Ile de Ré, 3 janvier 2006

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Expérience intéressante : relire directement un livre de Beigbeder (peu épais) parce qu’on l’a finit trop vite et que l’on n’a rien d’autre à se mettre sous les yeux. Le charme opère à la première lecture, l’irritation monte à la seconde.

Ce deuxième roman met en scène Marc Marronnier, alias FB, et narre l’inauguration d’une boite de nuit méga hype de 7 heures du soir à 7 heures du mat. C’est évidemment et comme il se doit du grand n’importe quoi, à base de name dropping (y compris… Virginie M. !) et de personnages à clé dans une suite plus ou moins réussies de conversations mondaines et d’excès variés (pilules, alcools, SM, défonçage de vitrines, ken, …), avec notamment de beaux discours politiques d’un certain Jean-Georges. Foirade finale, parce qu’il fallait une chute, Marc Marronnier trouve l’amour en cours de soirée (après quelques autres déboires) mais se rend compte au petit matin que sa conquête nocturne n’est autre que sa femme, qu’il a épousé deux ans avant et avec qui il file le parfait amour (qui ne durera malheureusement que trois ans mais il ne le sait pas encore). Ça finit donc par une belle morale bien merdique, digne d’Alexandre Jardin, mais ça permet à l’auteur cette belle dédicace : « Pour Diane B., je suis tombé, la bouche bée. »

Beigbeder est le genre de type à qui on pardonne tout, parce qu’il fait tout pour, notamment ici une « autocritique en guise d’avant-propos », sorte d’excuse liminaire : « Qu’un roman pareil puisse trouver un éditeur en poche de nos jours est inquiétant pour notre société. (…) Non franchement, fuyez ce roman ». Charmant et horripilant, comme toujours.

Nouvelles sous exctasy, Fréderic Beigbeder, Ile de Ré, 3 janvier 2006

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Cette récréation beigbederienne est pour le coup vraiment insignifiante. Les quelques nouvelles publiées ici et là qui forment ce mini recueil se veulent expérimentales et légères, mais c’est d’un intérêt à peu près nul. La plus réussie est celle où un type déprimé décide de se crasher en caisse et on ne comprend qu’à la dernière ligne qu’il s’agit de Monsieur Paul et du tunnel de l’Alma. A part ça, les deux nouvelles où la ponctuation se résume à « : » entre chaque phrase ont pour seul intérêt que l’on ne s’en rend compte, dans les deux cas, qu’au bout d’une quinzaine de phrases. Tout juste divertissant.

La petite bijou, Patrick Modiano, Ile de Ré, 3 janvier 2006

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Première approche de Modiano, peut-être pas avec son meilleur livre mais je suppose qu’ils doivent tous se ressembler assez fortement. Comme son aura l’indique, Modiano c’est avant tout un style. Puriste, maniaque de la simplicité, il construit des phrases courtes à partir d’un vocabulaire limité excluant toute sophistication. La sobriété de l’expression vise une esthétique de la retenue dont on sent qu’elle est obtenue par apurements successifs au fil d’un labeur obsessionnel. Cette intransigeance admirable a dû mieux fonctionner dans d’autres livres, ici elle est surtout pesante.

La petite bijou, 19 ans environ, raconte quelques semaines de sa vie, celles où elle a doublement revécu le traumatisme de son abandon, en gardant une petite fille de Neuilly négligée par ses parents, et en reconnaissant dans le métro, sans l’aborder mais en la suivant jusqu’à son appartement de Vincennes, sa mère qu’elle croyait morte au Maroc. Depuis ses dix ans et son exil à Fossombronne au départ de sa mère, elle avait cessé de vivre, et cette conjonction d’évènements déclenche un vertige dans lequel elle se noie. C’est à ce moment qu’elle pénètre dans une pharmacie, guidée par l’enseigne verte comme un phare, dans une rue noire un dimanche soir. La pharmacienne, sorte d’ange gardien déplacé dans ce roman sombre parce qu’elle n’a aucune réalité, la raccompagne dans sa chambre d’hôtel miteuse vers la place de Clichy (celle-là même que sa mère a occupé une dizaine d’années plus tôt), dort avec elle et revient la voir plus tard, en lui donnant des antidépresseurs. À la dernière page du livre, elle se fait la boîte avec du chocolat et se réveille à l’hosto (sans doute grâce à une nouvelle intervention de la pharmacienne), dans le service des nouveaux-nés prématurés car il n’y a plus de place ailleurs : sa vie peut (re)commencer…

Cette parabole de la deuxième naissance qu’est la sortie de l’enfance est également une bonne illustration du halo hagard de la dépression, la narratrice mêlant une précision de détails (auxquels elle se raccroche), un discours très factuel (comme si elle était incapable de toute analyse) et un flou général. Ce n’est pas très plaisant à lire, parce que l’extrême correction de Modiano doit surtout faire se pâmer les grands-mères et parce que la passivité déprimée de la narratrice est un peu lourde. Et puis la crise est terrible mais sa résolution décevante : cette pharmacienne miraculeuse sort vraiment de nulle part...