mardi 27 juillet 2004

Ardoise, Philippe Djian, Verbier, 27 juillet 2004

-
Copain !! Djian s’est baladé pendant des années avec la dernière page d’Ulysse dans le portefeuille, celle qui figure au dos de l’édition de poche et qui m’a fait me coltiner ce millier de pages obscures pour m’apercevoir que c’étaient les dernières lignes du livre, et que j’ai lue et relue tant de fois ! Et il s’excuse auprès de Robert Mc Liam Wilson de ne pas lui consacrer un chapitre !

Je savais par Sotos que Djian avait une idée de la littérature sans doute pas très éloignée de la mienne, et quand j’ai lu en 2002 qu’il sortait un petit bouquin sur ses auteurs favoris, j’avais noté les noms dont il était question (Fitzgerald, Joyce, Brautigan, Carver, Kerouac je connaissais déjà) et je m’y étais plongé à l’occasion. Quelle ne fût pas ma joie, flânant à l’aéroport de Nice, de tomber sur l’édition de poche d’Ardoise et de m’y plonger enfin.

S’il y a un sujet sur lequel Djian ne rigole pas (tout comme Frank dans Ca, c’est un baiser…), c’est la littérature. Toujours avec modestie, mais avec intransigeance, il nous raconte les livres qui l’ont fait tomber sur ses genoux et l’ont transpercé. Kerouac au-dessus de tout, Carver et Brautigan juste après. Je suis d’accord avec énormément de choses qu’il écrit (et parfois plus que d’accord : à l’unisson), mais Carver et Brautigan me font chier. Et si le trait semble parfois un peu forcé quant aux émotions de lecture (ou elles sont idéalisées avec le temps puisque Djian explique qu’il a ressenti ces chocs entre sa vingtième et sa trentième année), l’essentiel est là : l’amour d’une littérature féroce et stylée, qui creuse la chair jusqu’à l’os. « Le style permet de concentrer toutes les expériences d’un homme en une seule phrase ».

Enfin comme prévu je repars avec un programme de lecture des plus excitants : le gagnant ne gagne rien, d’Hemingway, Tandis que j’agonise, de Faulkner, Moby Dick de Melville, Crucifixion en rose d’Henry Miller, Du monde entier de Cendrars, Ask the dust de John Fante et encore pour après Martin Amis, John Gardner, Stephen Dixon et… Lao Tseu ? Merci Philippe.

lundi 26 juillet 2004

Ça, c’est un baiser, Philippe Djian, Verbier, 26 juillet 2004

-
Je me souviens que j’avais lu ici même à Verbier un premier roman de Philippe Djian, il y a 7 ans, peut-être 8, emprunté à la bibliothèque de l’école et que j’avais trouvé impressionnant et très bon : Sotos. Je m’étais promis d’en lire d’autres et puis bizarrement je ne l’ai jamais fait.

Ce roman-ci, paru en 2003, renforce l’idée que j’avais de Djian : un très bon écrivain plein de savoir-faire, d’humour et de tendresse, mais qui ne se départit pas de relents poussifs et laborieux.

C’est l’histoire de Nathan et Marie-Jo, tour à tour locuteur donnant leur point de vue sur l’histoire, qui forment une paire d’enquêteurs et s’enfilent sur les heures de boulot. Nathan est beau, alcoolique, désespéré par le départ de sa femme Chris parti se battre pour la cause anti-mondialiste dans les bras d’un tarzan teuton. Marie-Jo est obèse, complexée, dépressive depuis qu’elle a découvert que son universitaire de mari suce des queues. Ils enquêtent sur l’assassinat de Jennifer Brennen, espèce de cinglée nymphomane pute/bonne sœur et fille du multimilliardaire Paul Brennen qu’elle avait décidé de ridiculiser par tous les moyens.

Le personnage absent de Jennifer Brennen est une vraie réussite, touchante et excitante. Le criminel Ramos, bien qu’un sacré salopard, est pour sa part un peu rapidement survolé. Autre figure touchante, Paula squatte le lit de Nathan qui refuse de la baiser tant qu’il n’a pas tranché entre Chris, Marie-Jo, Paula et une éventuelle 4ème possibilité. Comme de bien entendu, tout finit très mal pour tout le monde, sans exception.

Alors c’est du bon roman, à la limite de l’excellent, mais qu’est-ce qui foire ? Sans doute une lourdeur morale un peu ado, les personnages ne cessant de psalmodier sur l’horreur du monde dans lequel on vit et le peu d’espoir qui nous reste. Le style est un peu dilettante, mais a largement son charme. On pourrait croire que c’est fait exprès pour prouver que l’auteur ne se prend pas trop au sérieux. L’empathie peut-être excessive de l’auteur pour ses personnages participe également aux relâchements ressentis par le lecteur : Djian est un papa gâteau.

Reste que Djian est rock‘n roll : il sait jongler avec les fantasmes, pas seulement sexuels, et fout la trique facilement, même avec une héroïne de 90 kgs. Autre point intéressant : Nathan est persuadé dès le départ que c’est Paul Brennen qui a fait buter sa fille et même si on découvre dans l’enquête que c’est une petite frappe qui a fait le coup, il finit quand même par buter Paul Brennen, victime expiatoire des malheurs du monde, responsable de la mondialisation et de la chute des anges.

Dernier truc foireux : les conseils de Frank à Nathan pour devenir écrivain. C’est lourd et ça n’a rien à faire là. Djian nous livre la suite de ses réflexions sur le boulot d’écrivain entamées avec Ardoise. Ça ne va pas très loin et ça n’ajoute aucune profondeur au roman.

vendredi 23 juillet 2004

La conspiration des imbéciles, John Kennedy Toole, Billième, 23 juillet 2004

-
Alors là grande classe : un livre parfait, du niveau (selon mon appréciation personnelle) du Rouge et le Noir et de Eurêka Street. J’en suis béat d’admiration et plein de reconnaissance pour Hâdrien, auquel je devais déjà la découverte du Maître et Marguerite et des Courtisanes de Balzac.

Un livre hilarant, burlesque, poétique, désespéré, politique, mystérieux, romantique, crade, profondément original, bien écrit, bien traduit la plupart du temps, épais, dense. Bref à lire et à relire comme mes deux livres de chevet précités, que je compte relire bientôt soit dit au passage, et à la suite desquels je relirai celui-ci.

Voici donc la fabuleuse épopée d’Ignatius Reily, génie mégalomane de 28 ans en guerre avec la société : obèse, moustachu, fin lettré, il vit chez sa mère à la Nouvelle-Orléans, dont il n’est sorti qu’une fois pour se rendre à Baton-Rouge mais on n’est pas près de l’y reprendre, et travaille à son œuvre. Sa philosophie met en avant la théologie et la géométrie et s’inspire de l’œuvre du romain Boèce, apparemment un stoïque pour lequel toute volonté de succès est méprisable. Avec son anneau pylorique capricieux, son considérable surpoids, sa crasse, sa maladresse, sa mauvaise foi, son égoïsme et son combat anti-social, Ignatius est rejeté de toute part, mais il n’en a cure. Seule sa mère qui subvient à ses besoins, et Myrna Minkoff son amoureuse platonique rencontrée à l’université, entretiennent des relations avec lui. Jusqu’au jour où à la suite de complications financières, la mère d’Ignatius le contraint à aller chercher du travail. S’en suit une avalanche de catastrophes et de fiascos, aux pantalons Levy dans un premier temps, puis au Paradise Vendors de Mr Clyde (magnat de la Francfort), parsemés de combats politiques houleux tels que la croisade pour la fierté des Maures ou l’avènement de la paix universelle par la réservation de la carrière militaire aux seuls homosexuels. Ignatius profite de ses déboires pour alimenter son journal d’un jeune travailleur, très susceptible d’être adapté au cinéma et de clouer le bec à l’arrogante Myrna Minkoff. Toujours est-il que de déboires en cataclysmes, Ignatius se met dans de si sales draps que seule l’apparition in extremis de Myrna Minkoff permet de le sauver des infirmiers envoyés par sa mère pour l’interner : Ah l’amour…

Pour le burlesque et la galerie de personnages (Mr Jones, Lana Lee, Mr et Mrs Levy, Gonzalez, Mrs Trixie, Darlena, Mr Clyde, Mr Greene, etc…), on dirait du Pennac en plus profond, avec de la densité psychologique en dépit de figures parfaitement farfelues. Là-dessus Ignatius est un génie dont la culture et le vocabulaire sont vastes, et la peinture de l’Amérique des années 60 est à la fois originale et cruelle (l’obsession des « communisses », l’agent de police Mancuso désespérément à la recherche d’un suspect, les noirs et l’esclavage moderne, le « bouligne »…). Ignatius entretient une relation étonnante avec la télé et le cinéma : il se délecte du mauvais goût et de la vulgarité des programmes et ne les raterait pour rien au monde, tant il a plaisir à détester ce spectacle. De même, quand il est particulièrement satisfait d’un de ses écrits, il le qualifie de « commercial ». Une des qualités de ce livre et de ses personnages est ainsi de laisser de la place aux paradoxes et aux contradictions. C’est de là que vient l’épaisseur.

L’épaisseur peut-être aussi vient de ce que l’associabilité d’Ignatius est sans doute en partie celle de l’auteur, qui s’est suicidé à 32 ans quelques années après avoir écrit ce livre, se croyant apparemment un écrivain raté. Peut-être tout simplement qu’il avait tout mis dans un seul livre.