mardi 27 février 2007

La chambre des officiers, Marc Dugain, Rodez, 27 février 2007

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Il a fallu qu’elle s’appelle Clémence, la femme dont Adrien Fournier s’éprend la veille de son départ pour le front, quelques jours avant que sa gueule d’ange ne soit atrocement défigurée, dès les premiers jours de combat à l’été 14. Il passera toute la guerre dans la chambre des officiers du Val de Grâce, subira 17 opérations, nouera des amitiés indéfectibles avec Weil et Penantster, défigurés comme lui, et ruminera sur cette Clémence avec laquelle il n’a passé qu’une nuit mais à laquelle il n’a pas renoncé. Ayant retrouvé sa trace en 19, il se présente à elle. Elle lui dira une dizaine d’années plus tard qu’il a eu tort de ne pas chercher à la revoir ensuite… confidence qui pour Adrien équivaut à une seconde blessure. Il s’est marié entre temps, a eu une fille et a coulé des jours particulièrement joyeux avec ses potes les monstres.

Ça se lit en deux heures, c’est très modeste mais aussi très touchant. Le style du récit, sa taille et les considérations générales qui l’agrémentent collent parfaitement à la personnalité du narrateur, qui est un périgourdin éduqué mais n’a aucune prétention littéraire. Le niveau des détails médicaux en particulier est largement suffisant pour me provoquer de nombreux haut-le-cœurs mais n’est pas technicien. Les remarques politiques ou sociales sur le patriotisme, la der des ders, Pétain, d’une façon générale sur les époques traversées sont d’une grande simplicité mais profondes et justes. On pourrait penser au début que c’est un conte moral mais je ne crois pas qu’il y ait tellement de leçons à en tirer. C’est juste une histoire touchante de vérité.

dimanche 25 février 2007

Les prophètes du bonheur, Alain Minc, Paris, 25 février 2007

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Acheter un livre de Minc, quelle drôle d’idée ! Même en poche, c’est contrariant de songer aux quelques euros ou centimes d’euros ainsi rapportés à cette imposture intellectuelle, professionnel de la posture et tireur, par on ne sait quelle grâce et au profit d’on ne sait qui, de multiples ficelles. J’ai même eu honte de le lire dans le métro…

Le contenu est parfaitement inoffensif, au point que Minc se paie le luxe de le dire lui-même à la fin (« j’’émerge perplexe de cette démarche »), sans se cacher de ce que ce sont deux normaliens qui ont fait pour lui les recherches sur la quinzaine d’économistes dont la présentation synthétique fait l’objet du livre. On se doutait qu’il n’avait pas lu les auteurs dont il résume la pensée et qu’il n’avait pas écrit le livre, mais de là à citer nommément ses nègres… En fait c’est tout Minc : il a une idée, pas vraiment révolutionnaire mais à laquelle je souscris pleinement, à savoir que l’économie se perd en route lorsqu’elle se croît une science exacte, centrée sur les mathématiques et le perfectionnement perpétuel de modèles prédictifs. En gros l’économie doit rester du bricolage et se situer à la lisière de l’histoire, de la sociologie, de la psychologie, etc… L’idée en elle-même étant un peu courte pour être développée sur 300 pages, Minc a la lumineuse inspiration de présenter une sélection arbitraire de grandes figures de l’économie, sur la base d’un chapitre par auteur, distribuant généreusement bons et mauvais points et dissertant sur les mérites de chacun. On apprend peu de choses dans l’ensemble sur la pensée économique elle-même, mais la bio people de chaque auteur n’est pas dénuée d’intérêt. J’aurais sans doute cité les auteurs à meilleur escient dans mes dissertations universitaires si j’avais su quel branleur était celui-là (Pareto par exemple) ou quel obsessionnel obtus était tel autre (Schumpeter). Minc n’est pas le meilleur des pédagogues s’agissant de la production théorique de ces auteurs. J’ai certes enfin compris la distinction entre valeur d’usage (prix en fonction de l’utilité d’un bien) et valeur d’échange (prix en fonction de l’offre et de la demande), re-appris que Hayek voulait supprimer le monopole d’émission de la monnaie dévolu aux banques centrales et que le lumpenprolétariat est l’armée de réserve du capitalisme(ce qui éclaire le concept de lumpenpétasse). Mais à de nombreuses reprises la présentation est trop elliptique pour donner une chance de saisir en profondeur de quoi il retourne. Quant au style, il est sans intérêt mais grossièrement inefficace, multipliant les « à l’évidence », « il va de soi » et autres « bien sûr »… Soit c’est évident, et le dire est inutile, soit ça ne l’est pas, et vouloir faire croire que ça l’est est un procédé de vulgaire propagande.

Bref ne jamais acheter un autre livre de Minc à l’avenir.

samedi 10 février 2007

Tocqueville et la démocratie, Pierre Manent , Paris, 10 février 2007

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Petite lecture savante, de difficulté inégale, résumant les deux ouvrages majeurs de Tocqueville (la démocratie en Amérique et L’Ancien Régime et la Révolution) à travers le prisme du concept de démocratie et avec le soutien de moult citations. La langue de Tocqueville est belle, limpide et précise ; elle seule permet de soutenir une pensée audacieuse parce que générale sans trop verser dans les lieux communs. À ce petit jeu, Pierre Manent ne s’en sort pas trop mal non plus, mais pas avec la même élégance. Exemple de généralité tocquevillienne : « L’égoïsme est un amour passionné et exagéré de soi-même, qui porte l’homme à ne rien rapporter qu’à lui seul et à se préférer en tout. L’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible, qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte qu’après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même. »

J’ai profité de cette lecture pour exhumer mon exemplaire de la Démocratie, hérité de je ne sais plus lequel de mes grands-pères, ainsi que Les étapes de la pensée sociologique d’Aron qui lui consacre un amusant chapitre, dans lequel il confesse son admiration pour cet auteur appelé à figurer parmi les pères de la sociologie, mais déplore son vocabulaire manquant de technicité et son style trop éloquent pour faire un honnête et ennuyeux sociologue. Aron met d’ailleurs en exergue de son chapitre une citation de L’Ancien Régime et la Révolution, également reprise par Manent, qui reste mystérieuse mais dont je présume que le sens se révèlera un jour : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle-même est fait pour servir. »

Pour Tocqueville, la démocratie est davantage un état social, l’égalité des conditions (opposée à l’aristocratie), qu’un système politique, et c’est la résultante inéluctable de la passion des hommes pour l’égalité. C’est en ce sens que la Révolution française n’a fait qu’entériner un état de fait préexistant, la monarchie absolue ayant depuis un siècle et demi démonté pièce par pièce l’ancienne aristocratie féodale. Les progrès de l’égalité interdisent peu à peu aux individus d’exercer une influence sur les autres, chacun étant appelé disposer librement de soi-même. En cela l’égalité sépare les hommes, nivelle les ambitions et prépare l’avènement de la médiocrité universelle. Pour autant le système déploie de tels charmes de douceurs et correspond si bien à la nature originelle des hommes qu’il est hors de question de faire marche arrière une fois qu’on y a goûté. Au contraire la soif d’égalité semble augmenter avec l’égalisation des conditions. Il faut donc aimer la démocratie, mais avec modération, en gardant à l’esprit le caractère aliénant de l’égalité et en lui cherchant des contrepoids ou des échappatoires.

Pour Tocqueville, le facteur équilibrant de la démocratie américaine est la religion, point sur lequel Manent insiste longuement sans parvenir à l’expliciter. A bien des égards la défense de la religion par Tocqueville ressemble à un blocage personnel, la trahison de classe ultime à laquelle il ne peut se résoudre. Pour autant il est exact que la pratique religieuse et la place de la religion aux Etats-Unis, son lien intime avec la vie sociale et politique et son pouvoir exorbitant, ne laissent pas de surprendre. Il me paraît juste de dire qu’aux Etats-Unis démocratie et religion s’utilisent l’une l’autre et que les américains, sans forcément conserver la foi des puritains originels, sont attachés aux dogmes religieux pour leur utilité en termes de pouvoir social et de cohésion associative. Car le vrai contrepoids de l’individualisme tocquevillien est le lien associatif, librement consenti dans le cadre de la théorie de l’intérêt bien entendu.