lundi 29 mai 2006

La controverse pied / main, Xavier De La Porte, Paris, 29 mai 2006

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Tout petit essai sans prétention mais délicieux regroupant cinq hypothèses sur l’histoire du football, cherchant à expliquer le succès fulgurant et universel de ce sport de manchot. Le ton est badin mais érudit : l’auteur évoque une foule d’anecdotes glanées pour la plupart à la lecture de l’Equipe et affirme sans détour qu’il est bien infoutu de citer ses sources, sous-entendant par là qu’il n’entend pas passer trois plombes à les chercher et que les hypothèses posées n’ont aucune prétention scientifique. Il s’agit plutôt d’intuitions étayées par une solide culture footballistique, mais aussi historique, philosophique et littéraire. Xavier De La Porte « anime » le service des sports de France Culture, à mon avis il est tout seul dans son service, s’il en existe un… Les hypothèses sont entrecoupées du compte rendu, sur le mode du reportage radio, d’une étrange partie de proto-football dans les rues de Londres en 1315, sur fond d’ultraviolence et d’intrigue politique. Ces intermèdes délirants sont sympathiques mais on ne comprend pas bien où l’auteur veut en venir.

Les cinq hypothèses sont les suivantes :

1. La proscription de la main en 1863 lors de la fixation des règles entre les collèges anglais intervient conjointement à l’apparition de l’hygiénisme, accompagnant la réaction puritaine qui entend lutter en priorité contre la masturbation. La rupture darwiniste est également concomitante : l’homme descend du singe, aussi habile des pieds que des mains, et la véritable spécificité de l’homme n’est pas l’habileté manuelle, partagée avec le singe, mais la station bipède.

2. Le football est un jeu profondément moral car la main est fautive lorsqu’elle est volontaire. Par ailleurs les joueurs qui fascinent le plus sont les dribbleurs et les tireurs de coups francs, deux types d’action qui requièrent avant tout un travail d’entraînement extrêmement obstiné et répétitif. Les footballeurs talentueux sont avant tout des self made men ambitieux récompensés pour leur travail et leurs sacrifices.

3. Le football repose sur une idéologie égalitaire, le handicap de ne jouer qu’avec les pieds mettant tous les joueurs sur un pied d’égalité. Par ailleurs le passing game submergea le dribbling game au moment où les prolétaires prirent le pas sur les élites collégiennes, moment symbolisé par la victoire du club de Blackburn sur le collège d’Eton lors de la finale de la Cup de 1883. D’ailleurs, même riche et adulé, le footballeur reste un prolétaire.

4. Le football est de tous les sports celui qui est le plus lié à la terre, ne serait-ce que du fait du contact quasi permanent du ballon avec le sol et de la prééminence du pied, lui aussi rivé au sol. La relation particulière unissant football et territoire connaît des déclinaisons par nation : le kick and rush britannique s’apparente à une tentative d’enjamber la Manche, le football total des néerlandais correspond à l’effort des Pays-Bas pour occuper rationnellement leur territoire, etc… Les analogies du football avec la défense et la conquête du territoire pourraient ainsi ne pas être étrangères à la violence que ce sport génère.

5. L’introduction du goal, huit années après la proscription de la main, introduit une dimension tragique dans ce sport. Figure christique (on « crucifie » le gardien), isolé, sacrifié du jeu, il est détenteur d’un privilège exorbitant et c’est pourquoi le jeu « organise sa punition » : on jubile de ses boulettes.

vendredi 26 mai 2006

Corps du roi, Pierre Michon, train Nantes-Paris, 26 mai 2006

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Pierre Michon est décidément un double de P. (ou plutôt l’inverse). Ce court récit, cadeau de ce même P. en retour de Vies minuscules que je lui avais offert parce qu’il me semblait décrire son quotidien et ses affres, se termine par une main au cul de l’auteur à une serveuse, le jour de sa victoire sur Booz endormi. Le sortilège de ce poème qu’il a lu publiquement à de multiples reprises cesse enfin de faire effet sur lui ce qui ne l’empêche pas de le lire toujours aussi bien. Dans le caniveau, mis dehors et molesté par trois gros bras, il s’endort repu tel Booz endormi après une journée de moisson. Seul P. conjugue comme Michon cette élégance et cette trivialité, sur fond de mégalomanie autocentrée mais dédaigneuse de soi-même.

Les cinq textes de Corps du roi parlent d’écriture : le premier décrit une photo de Beckett, roi de la littérature dont il prolonge la dynastie initiée par Shakespeare, Joyce, Bruno, Dante et Vico, mais aussi simple Samuel Beckett (d’où les deux corps du roi). Le deuxième accuse Flaubert d’avoir le premier pris la littérature au sérieux, partant à la recherche du sublime au point de sacrifier les plaisirs quotidiens et entraînant à sa suite une foule mystique désireuse de ne pas vivre ou d’avoir une vie d’arbre, à la recherche du sublime, du livre absolu (d’où le titre de « corps de bois », où l’on songe à Bernardo Soares). Le troisième est vraiment obscur ou simplement simple, sur un extrait de traité de chasse d’un auteur arabe du moyen âge, décrivant les mouvements de l’aigle Gerfaut dans lequel Michon décèle la figure de la mort. Le quatrième texte est une description d’une photo de Faulkner « qui a vu l’éléphant », c’est-à-dire normalement la guerre, mais pour Faulkner ce sera plutôt l’écrasement par l’aïeul au destin trop large et inégalable, ce qui le pousse à abuser de la gnôle. Le cinquième enfin relate un certain nombre de récitations par l’auteur de Booz endormi à voix haute et sa victoire finale sur ce poème. Ce dernier texte plus personnel nous permet de prendre des nouvelles, qui ont l’air plutôt bonnes, de l’auteur : une paternité tardive dont il est très fier (plus que de sa fille elle-même on dirait), de nombreux amis écrivains et pochetrons et une certaine sérénité (comparée au désespoir de Vies minuscules) qui n’exclut pas l’âpreté.

La domination du monde, Denis Robert, Noirmoutiers, 26 mai 2006

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Denis Robert est un journaliste un peu braque, indépendant franc-tireur s’attaquant depuis des années aux scandales financiers, c’est notamment lui qui est à l’origine de l’affaire Clearstream et du fameux listing de comptes, remis à Imad Lahoud qui l’aurait trafiqué. A la lecture de ce roman étrange, alambiqué, où le narrateur se voit confier par Yvan Klébert (alias Denis Robert) la mission d’écrire un livre sur son enquête et les raisons de son peu d’échos, on finit par se demander si en désespoir de cause Denis Robert n’a pas lui-même balancé le listing truffé de nom de personnalités pour que l’on s’intéresse enfin à Cleartream.

La vraie déception du livre, c’est la faiblesse des explications techniques sur les manipulations financières. Denis Robert s’en tient à des généralités (des transactions sont effacées ce qui permet d’effectuer toutes sortes de trafics sans laisser de traces) et dérape souvent en incantations outrées et répétitives. Même s’il s’efforce de ne pas céder aux sirènes de la théorie du complot ou à la dénonciation d’une machination organisée, il finit quand même par désigner l’église de scientologie comme l’autorité suprême de la Shark Company (alias Clearstream). Malgré ce bémol et un style d’écriture franchement perfectible, la mise en scène de la schizophrénie de l’auteur, écartelé entre l’attitude du chevalier blanc irréprochable (Yvan Klébert, qui s’en tient aux faits, qui sacrifie toute vie personnelle et ambitionne de changer le monde par la vérité) et celle du romancier sans illusion (le narrateur, qui invente des scènes pour illustrer son propos et voit avant tout dans son enquête une occasion de retrouver le goût du combat) est étonnante et intéressante, de même que la satyre du monde médiatique et financier (Le Monde, Edwy Plenel, Roman Abramovitch (moins crédible) en prennent pour leur grade, de même que Minkovsky, consultant multicarte dans lequel on devine sans peine Alain Minc).

Ça se dévore en tout cas et ça a le mérite de questionner le mutisme des médias sur la haute finance et ses coups tordus, ainsi que l’absence d’intérêt des foules pour les mécanismes avec lesquels on les entube.

samedi 20 mai 2006

Le livre de l’intranquillité, Fernando Pessoa, Paris, 20 mai 2006

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En cinq lignes on sait qu’on a affaire à un chef d’œuvre de la littérature mondiale. Les images poétiques d’une force infinie foisonnent : « Je vous aime comme on aime le couchant ou le clair de lune, en souhaitant que dure ce moment, mais sans rien mettre de mien dans ce désir, à part la simple sensation de l’éprouver ». « Le jour terne et mou est humidement brûlant. Seul dans le bureau je passe ma vie en revue – et ce que j’y vois est semblable en tout point à cette journée qui m’étouffe et m’attriste. Je me revois enfant, joyeux de rien, adolescent aspirant à tout, homme enfin, désormais sans joie ni aspiration. Et tout cela s’est passé dans le mou et le terne, tout comme cette journée qui m’oblige à m’en apercevoir, ou à m’en souvenir. »

L’autobiographie sans événement de Bernardo Soares, un des nombreux personnages d’écriture de Pessoa, est selon l’auteur le livre le plus triste du Portugal. On le croirait sur parole si ce livre était effectivement celui de Bernardo Soares, aide-comptable chez un marchand de tissu lisboète qui a voué son existence à ne pas vivre. Mais Pessoa semblait plutôt un écrivain mondain reconnu de son vivant et sa tentative de non existence a des allures d’exercice de style. Les 483 textes courts, voire très courts pour certains, alternent descriptions météo, épisodes de la vie de bureau et surtout méditations sur la vanité de toute ambition, la toute puissance de l’imagination et l’absurdité de la vie, avec tout du long une poésie et une élégance rarement rencontrées. C’est peu dire que ce n’est pas palpitant et c’est même assez ennuyeux. En fait je crois que ce n’est pas le genre de livre qu’il faut lire d’une traite in extenso mais plutôt le genre à ouvrir de temps à autre pour déguster quelques lignes, car on sature rapidement de l’intensité poétique. Malheureusement je ne sais pas lire autrement qu’in extenso. J’ai ainsi l’impression d’en avoir retiré peu de choses car si les images de Pessoa font mouche, le fond de sa pensée (ou de celle qu’il prête à Soares) glisse sur moi comme sur une toile cirée : Pessoa ressasse notamment l’inutilité de faire ce que l’on peut penser, la supériorité de l’imagination sur la réalité, etc… alors que si l’on ne donne de valeurs qu’aux actes tangibles la liberté de penser devient absolue.