dimanche 25 décembre 2005

Du rire, Stendhal, Paris, 25 décembre 2005

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Compilation des textes sur le rire de Stendhal, qui avait pour première ambition d’être un auteur de théâtre comique. Il pensait que s’il arrivait à définir le rire et les ressorts du comique, il pourrait par la suite enchaîner les pièces tordantes. La naïveté stendhalienne atteint ici des sommets.

Evidemment, rien de plus anticomique qu’une analyse du rire, et Stendhal s’avère un théoricien particulièrement médiocre : il ressasse trois idées à partir d’une définition du rire de Hobbes, à savoir que le rire est un effet de l’amour propre, l'expression du contentement de soi lors d'une situation de supériorité. C'est la raison pour laquelle l'effet comique est plus efficace s'il est brusque, l’impression de supériorité du rieur ne résistant pas longtemps à l’analyse. Cette même définition conduit encore Stendhal à affirmer que le rire est mort avec la Révolution car les républicains ont des préoccupations trop rationnelles... Seul le dernier texte sur les lettre d’un certain De Brosses sont dignes du goût et du talent de conversation de Stendhal : il y exprime sa nostalgie de la légèreté et déplore l’hypocrisie de son temps en s’abstenant de l’emphase philosophique qui gâte les autres textes.

Quoi qu'il en soit, la collection Rivages poche, dont l’essai sur le goût de Montesquieu faisait également partie, est à proscrire.

jeudi 22 décembre 2005

Rien de grave, Justine Lévy, Paris, 22 décembre 2005

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Lu avec beaucoup de plaisir mais avec aussi un peu de honte, presque dévoré, ce roman à clés transparentes est bien écrit, drôle, triste, très émouvant, banal, ou plus exactement actuel, digne et gênant à la fois. C’est le récit autobiographique d’un amour de jeunesse franchement puéril qui tourne au drame et d’une résurrection qui ne sera jamais complète.

Louise (Justine Lévy) est folle amoureuse d’Adrien (Raphaël Enthoven) qui le lui rend bien. Ils se marient mais Louise a l’impression de ne pas être à la hauteur du monstre d’ambition qu’est Adrien, écrasé par les figures paternels de son propre père (Jean-Paul Enthoven) et de celui de Louise (BHL). Elle se met au niveau grâce aux amphétamines (en balançant au passage que BHL en utilise de temps en temps) mais vire à la toxicomanie aggravée, sans qu’Adrien ne se rende compte de rien. Tout juste désintoxiquée, elle se fait plaquer pour Paula (Carla Bruni), la propre belle-mère d’Adrien (la compagne de Jean-Paul Enthoven), et Paula et Adrien font un enfant dans la foulée. Après un certain temps dans le brouillard, Louise cicatrise enfin avec Pablo et découvre la version adulte de l’amour, celui où chacun peut envisager la rupture et survivre.

L’histoire est tellement banale (sauf le coup de la belle-mère, fameux !) qu’on se demande à quel point le déballage people lui permet de tenir debout. Raphaël Enthoven, narcissique et vaniteux jusqu’au ridicule, se révèle en carton quand la situation se complique (quand Louise s’aperçoit de sa grossesse au bout de cinq mois alors qu’ils ont vingt ans, quand Louise marche aux amphètes,…). Quant à Carla Bruni, elle est carrément monstrueuse de chirurgie esthétique et de duplicité. Clairement cette cruauté de la description participe au plaisir de la lecture, de même que le côté « reportage sur les mœurs actuelles de 7ème arrondissement ». D’un autre côté, même si on se doute qu’elle n’est pas totalement objective, Justine Lévy reste digne. C’est d’abord sa douleur qui touche, et elle ne cherche pas de victime expiatoire. Mais quand même, quelle vengeance terrible que d’en avoir fait un livre !

lundi 19 décembre 2005

Et mon mal est délicieux, Michel Quint, train Blois – Paris, 19 décembre 2005

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Déçu au bout de la deuxième phrase, où le soleil « pète », alors que je croyais avoir trouvé en Michel Quint un styliste hors pair. Il y a bien quelques éclairs, à commencer par le titre de ce roman express (90 pages), extrait d’un vers d’Apollinaire qui lui en a fourni deux (« Oui je veux vous aimer, mais vous aimer à peine, et mon mal est délicieux »), mais noyés dans un langage relâché sans raison valable autre qu’une tentative ratée de mettre de la gouaille dans le récit.

C’est en effet l’histoire d’un vieux monsieur qui choisit un écrivain en herbe pour lui confier l’histoire de sa vie à mettre en livre : l’histoire de l’amour de Luz, une ibère un peu ouf qui croyait être tombée amoureuse de Gérard Philippe. En fait c’est bien du vieux qu’elle était amoureuse mais elle se servait de Gérard Philippe pour ne pas nuire au vieux car elle se croyait dangereuse. C’est à la fois anodin, profond, plein de retournements et un peu convenu. Il y a surtout ce ton de modestie qui est irritant : « l’histoire de nous autres, hommes de peu, n’est que le malentendu d’un baiser attendu et jamais réclamé ».

Quand même un bon compagnon de train, avec exactement le nombre de pages que dure Paris – Blois.

samedi 17 décembre 2005

Journal, Franz Kafka, Paris, 17 décembre 2005

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Dans la série des diaristes, Kafka n’est pas des plus légers. Son journal, annoté irrégulièrement (ou incomplètement transmis) de 1910 à 1923, chronique son combat contre le monde et contre lui-même et l’euphorie ne perce pas à toutes les pages.

Kafka ne se sent qu’un seul centre d’intérêt, la littérature, et il se reproche d’être à la fois trop pleutre pour s’y consacrer entièrement (et quitter son horrible poste de juriste dans les assurances) et de se convaincre, toujours par faiblesse, que son exclusion du monde est un choix qu’il a fait par fidélité à sa vocation. Il a toujours été très seul, a ressenti son père comme écrasant, adore ses sœurs mais affirme ne ressentir aucun intérêt pour sa famille, a rompu ses fiançailles deux fois. Plus il avance et plus il est seul et plus il se rend compte que c’est irrémédiable. La fatigue physique l’empêche de pouvoir dissimuler sur la durée sa froideur de sentiment et rend progressivement toute attache insupportable. Il se raccroche à la littérature, qui lui donne des moments d’exaltation même si là encore il se plaint continuellement des abandons de son corps.

Outre les variations de son désespoir, le journal de Kafka recueille également le tout-venant des produits de sa prodigieuse imagination. Le texte est truffé de départs de nouvelles, de bribes de dialogues qui en quelques lignes posent un univers dans lequel on rentre instantanément. Même si on aurait plaisir à poursuivre ces débuts de récit, leur interruption souvent très rapide n’est pas vraiment frustrante car quelques mots de Kafka sont suffisants pour créer un dépaysement. Par ailleurs l’immersion de ces textes dans le journal en rend la lecture amusante car on ne sait pas toujours au début s’il s’agit d’un fait réel ou imaginaire. Les extraits de lettre sont également remarquables, notamment la lettre au père de F qui précède la rupture des fiançailles. Les rêves en revanche sont tellement farfelus et foisonnants, et précis aussi dans leur description, que j’ai sauté ces pages la plupart du temps : Kafka aurait pu occuper une armée de psychologues à plein temps.

Je n’avais jamais lu Kafka ni eu envie de le faire parce que je pensais que j’allais entendre parler d’insecte. Son journal est une bonne entrée en matière pour sentir l’urgence du personnage et la constance de sa recherche, qui participent sans doute à l’émotion de le lire. Sans atteindre son niveau, Dieu merci (imaginer ce que c’est que d’être incapable d’aimer, ou de s’en croire incapable !), comment ne pas se sentir proche de Kafka dans les difficultés de son rapport au monde. Il écrit le 25 octobre 1921 (à 38 ans – il meurt à 41 ans de la tuberculose) : « Mes parents jouaient aux cartes, j’étais auprès d’eux, seul, totalement étranger ; mon père dit que je devrais jouer ou tout au moins regarder la partie ; je refusai sous un prétexte quelconque. Que signifiait ce refus, si souvent répété depuis mon enfance ? Ce qui m’était ouvert par cette invitation à jouer, c’était la vie commune, jusqu’à un certain point la vie sociale ; (…) Si je refusais toujours, c’était sans doute en raison de ma faiblesse générale et, surtout, de la faiblesse de ma volonté, mais je ne l’ai compris que relativement tard. Autrefois je considérais généralement ce refus comme un bon signe (abusé que j’étais par les grands espoirs que j’avais en moi), aujourd’hui, il ne me reste guère qu’un vestige de cette agréable façon de voir. (…) Au cours de l’une des soirées suivantes, je finis par prendre réellement ma part au jeu en notant les résultats pour ma mère. Mais cela ne donna lieu à aucun rapprochement et à supposer qu’il y en eût une ombre, elle fut aussitôt balayée par la fatigue, l’ennui et le regret du temps perdu. Il en eût toujours été ainsi. Cette zone frontière entre la solitude et la vie en commun, je ne l’ai franchie qu’extrêmement rarement, je m’y suis même établi plus solidement que dans la solitude véritable. Comparée à cette contrée, comme l’île de Robinson était vivante et belle ! »

lundi 7 novembre 2005

Cantique de la racaille, Vincent Ravalec, Paris, 7 novembre 2005

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Le mariage réussi de Pennac et de Fante : prodigalité du folklore parisien et truculence des quartiers populaires à la Pennac, rigueur narrative et réalité des personnage à la Fante. L’ascension et la chute sur une année de Gaston, petite frappe vivant de vols et d’escroqueries diverses, qui prend un nouveau départ dans la vie le jour où il prend Marie-Pierre en stop sur le chemin de la Normandie.

Elle a 16 ans, encore mal dégrossie du sous-prolétariat du Havre dont elle veut s’échapper, elle est trop belle. Gaston a repéré le joyau et en tombe sévèrement amoureux. Il lui sort le grand jeu au Grand hôtel de Cabourg et la ramène avec lui dans son squat du faubourg Saint-Denis au dessus du bar Maurice (ça aurait pu être le Mauri7 bien que ce dernier soit tenu par des albanais mais en fait c’est plutôt vers la Gare du nord). Tant que Marie-Pierre est avec lui tout s’enchaîne parfaitement pour Gaston, qui se rêve en chef d’entreprise et compte recadrer peu à peu ses activités vers le secteur légal. Il organise un réseau de distribution pour écouler le contenu hifi de containers détournés par un flic ripoux du Havre et montre un véritable talent à la tâche. Il y a aussi quelques à-côtés, par exemple le vol d’un camion de viande à Rungis, parfaitement organisé et réussi.

La chute qu’on pressentait inévitable surviendra petit à petit : Gaston a du mal à gérer la pression, ses nouveaux amis respectables l’entraînent à partouzer au Cap d’Agde avec Marie-Pierre, il est rattrapé par des malfrats pour d’anciennes affaires et finalement les flics lui tombent dessus après que le grossiste du Havre s’est fait alpagué. Pendant la garde à vue les flics lui lisent le journal de Marie-Pierre, qui s’est fait attrapée à tout bout de champ par les relations de Gaston ; il craque et balance quelques affaires, du coup on le libère sous contrôle judiciaire et il atterrit finalement en gardien de parc. Touchant le fond il va rechercher Marie-Pierre mais il a perdu la main, il ne fait plus de thune et ils se retrouvent à faire des partouzes payés par une ancienne relation bien libidineuse. Supportant mal l’avilissement de Marie-Pierre recherché par ce sponsor, Gaston le bute, est arrêté trois jours après et rentre à Fleury, le cœur enfin en paix.

A mi-chemin entre la comptine pour enfant et le roman noir, âpre et doux, le plaisir de la lecture est fort et continu, porté par un style faussement négligé et virtuose (« Judas n’avait vendu que le Christ mec, c’est la femme que t’aimes ») et des personnages simples mais non dénués d’épaisseur. L’empathie qu’on éprouve pour Gaston est semblable à celle que provoque Bandini : le gars est loin d’être irréprochable mais il est cool, digne et fier. Bref c’est de la bonne.

mardi 1 novembre 2005

L’horreur économique, Viviane Forrester, Paris, 1er novembre 2005

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Parcouru dans un RER, ce ridicule essai m’a été remis par mon grand-père (en me précisant que c’était lamentable) lors d’une fouille archéologique dans ses archives, et je comprends que ça dépare en effet toute bibliothèque, même bien caché tout au fond, et qu’on se refile la patate chaude. Je vais me charger moi-même de jeter cet objet à la poubelle, même s’il a l’apparence d’un livre.

Le rageant est que cette connasse a réussi son coup : on a parlé de son affligeante protestation, qui s’est beaucoup vendue. L’autre exploit est qu’elle réussit à tirer sur 200 pages fort mal écrites une idée unique et pauvre : on fait croire aux chômeurs qu’ils devraient travailler, en les culpabilisant au passage, alors qu’il n’y aura tout simplement plus jamais de travail pour eux et qu’il faut dépasser la notion de travail. En gros il faudrait que certains inutiles s’accommodent de leur inutilité. Et vas-y que je te sors les violons sur le sort fait aux pauvres et aux exclus victimes de la manigance des profiteurs. C’est indigne à gerber, sur le fond comme sur la forme, et ça ne mérite pas une ligne de plus.

Journal, Jules Renard, Paris, 1er novembre 2005

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Petite lecture anodine, ces extraits du journal que Jules Renard a tenu de 1887 à 1910, réunis par un certain Claude Barbousse, sont finalement sympathiques. Assez peu de traits d’esprit saillants (on se demande où Bouvard va pêcher ses citations) et un personnage finalement assez triste, parfois médiocre, dont la plus grande réussite semble avoir été son couple et son amour jamais démenti pour Marinette. Sa vie partagée entre six mois parisiens rue du Rocher à fréquenter le milieu littéraire et théâtral, et six mois à Chitry, village de la Nièvre dont son père était maire et dont il deviendra conseiller municipal, laisse pas mal de place au spleen et à l’ennui. Tourné de façon presque avant-gardiste vers l’introspection et le retour sur une enfance mal vécue (dont il tirera Poil de carotte en rebaptisant ses parents les Lepic), Renard se regarde le nombril sans retenue, mais après tout c’est bien l’objet d’un journal.

Qu’est-ce qu’on en retient ? Pas grand chose, passées la description amusante de la vie de l’époque et peut-être comme le note Barbousse dans son introduction les contradictions du bonhomme, citadin mais paysan, socialiste pacifiste mais pas totalement net sur les juifs, passablement conservateur et méprisant le suffrage universel, rêvant de frasques sexuels mais menant une vie de famille rangée… Cette personnalité contradictoire débouche sur un certain mal être, que la littérature permet de rendre pittoresque et suffisamment agréable pour valoir d’être vécu.

jeudi 13 octobre 2005

Asiles de fous, Régis Jauffret, Paris, 13 octobre 2005

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Je ne me souvenais plus en commençant ce livre pourquoi je l’avais acheté. Sans doute avais-je dû lire une critique enthousiaste au moment de la rentrée littéraire, prétendant qu’on avait rarement analysée une rupture avec une telle finesse. Sans doute est-ce la curiosité de me souvenir de la raison de l’achat qui m’a fait en commencer la lecture. Quant à ce qui me l’a fait finir, je mets ça sur le compte de ma ramboïtude (il faut finir la mission) et sur les amusantes digressions de quelques lignes qui rythment cet insignifiant récit sur le modèle suivant : « la famille, porcherie ancestrale, et aujourd’hui entreprise de salaison ultramoderne, à la chaîne du froid jamais interrompue, jambon de père, tranché, daté, sous blister, tripes de maman, en bocaux, en barquettes, avec les produits frais à côté des yaourts, et moi le fils comme du gras arraché, en rade sur le bord de l’assiette, relégué dans la boite à ordures, abjecte villégiature auprès des kleenex, des trognons, des coquilles d’œufs de poules élevées en batterie, et consommés la veille avec du riz sauvage, multicolore, scintillant comme les pensionnaires des joailliers étendus dans leurs écrins, rêveurs, perdus dans un sommeil profond, mélancolique, pareils à ces mômes allongés dans les dortoirs dévorés du regard par des pions concupiscents comme ces clientes mûres, en arrêt devant les vitrines de la place Vendôme, imaginant le plaisir d’enfiler cette bague au solitaire rosé comme un champ de neige au soleil levant, ou de se parer de cette rivière de diamants bleus comme l’eau du bain dans lequel elles passent des après-midi entiers à feuilleter des magazines de décoration, ou à buller comme des carpes en buvant du café glacé et en fumant des joints mal roulés par leur bonne janséniste qui les dénonce en vain chaque jour au planton du commissariat de la rue Poncelet. »

Ce genre de phrase savoureuse ne masque pas le vide du propos, l’histoire de Damien, qui envoie son père signifier à sa petite amie Gisèle qu’il ne reviendra plus à l’appartement commun, cette dernière subissant en prime les sentences méchantes et rébarbatives de la maman, Solange. Ce maigre canevas est censé illustrer la thèse de l’auteur, selon laquelle toutes les familles sont des asiles de fous dont on ne peut se sauver qu’en coupant les ponts, pour échapper à l’amour obligatoire et impossible. La divagation du propos cherche à rendre la folie, de même que les changements de locuteur sans préavis, les quatre protagonistes se relayant pour exposer leur vision des scènes. Mais tout ça ne tient pas debout, ne prend pas corps, et cette folie fait finalement bien peu d’effets.

Une dernière citation pour la route : « Je ne lui en veux pas d’être un mec, on n’en veut pas aux ciels gris. »

vendredi 30 septembre 2005

Schopenhauer, philosophe de l’absurde, Clément Rosset, Carcassonne, 30 septembre 2005

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Achèverai-je un jour l’assommant Clausewitz ? À force d’entendre Houellebecq se répandre et invoquer Schopenhauer, l’excitation de lire le dernier Houellebecq m’a passé, remplacée par une curiosité pour Schopenhauer, que par ailleurs Beigbéder citait parmi les diaristes qui l’avaient inspiré. Renseignement pris, Le monde comme volonté et comme représentation n’a rien d’un journal (où l’on retrouve la dilettance qui fait tout le charme de Beigbéder) et tout d’un énorme pavé à faire pâlir un moins scolastique. J’ai donc opté pour le résumé vulgarisateur proposé par Clément Rosset et je m’en réjouis grandement. La lecture est plaisante en dépit de certains passages escarpés, l’analyse est élogieuse mais rigoureuse, concise mais complète, et ouvre de vastes perspectives.

Schopenhauer est un précurseur, de Nietzsche, de Freud et de Marx, sorte de créateur de l’anti-humanisme. Il a selon Clément Rosset fait preuve d’une grande maladresse de formulation et n’a pas su exploiter ses immenses intuitions, se situant en successeur de Kant alors qu’il en détruisait les préceptes fondamentaux. Son apport essentiel est celui d’une conception généalogique de la philosophie, qui revient à rechercher la motivation, ou le but poursuivi, par une idée ou plutôt par celui qui l’énonce ou celui qui l’adopte. S’en suivent deux constats majeurs :
1. Les liens de causalité avancés pour expliquer l’ordre des choses n’expliquent en fait jamais rien, pour la bonne raison qu’il n’y a pas de cause finale. L’imposture habituelle consiste à persuader ou à se persuader qu’en expliquant un bout on a fait le tour de la question alors que le mystère reste entier.
2. Cette satisfaction facile permet simplement à l’homme de limiter l’étonnement perpétuel qu’il devrait avoir de toute chose, d’où la mise à jour d’un subterfuge inconscient permettant de ne pas avoir à affronter l’absence de finalité du monde.

Cette « fonctionnalité » des raisonnements humains est la grande découverte, que le docteur Freud exploitera plus tard en citant nommément Schopenhauer sur certains points. J’étais d’ailleurs frappé par l’assertion de Schopenhauer selon laquelle la santé mentale d’un individu peut se jauger à sa mémoire, les choses qu’il oublie étant celles qu’il n’a pas la force d’affronter. J’ai du souci à me faire…

La pierre angulaire de Schopenhauer, qui rejoint la folie en ce qu’elle est un présupposé dont découle tout le reste, est que l’absence de finalité connaissable du monde devient une absence de finalité radicale : le mode n’a aucun sens, mais il a une unité profonde, manifeste dans son organisation. De là l’absurdité du monde : toute chose a une cause nécessaire, mais aucune raison ultime ne justifie l’ensemble. Dès lors pourquoi voulons-nous ? Pourquoi acceptons-nous ce jeu de dupes ? C’est le désir lui-même qui est absurde : nous savons que nous ne tirerons pas de satisfaction de sa réalisation, ou dans le meilleur des cas une satisfaction partielle et fugace, et nous mettons tout de même tout en œuvre pour nous plier à cet impératif incompréhensible, incarné par exemple de façon particulièrement accomplie dans le désir de procréation. Il nous faut bien reconnaître finalement que nous ne sommes pas plus libres qu’un arbre ou un caillou et que nous ne faisons comme eux qu’obéir à la Volonté, principe sans cause organisateur du monde. Nous croyons être libres parce que nous envisageons des possibilités, mais une seule de celles que nous envisageons est réellement possible. Là où nous croyons vouloir, nous ne faisons que nous soumettre à la Volonté. Ainsi Schopenhauer écrit dans son Essai sur le libre-arbitre : « Spinoza dit (épître 62) qu’une pierre lancée par quelqu’un dans l’espace, si elle était douée de conscience, pourrait s’imaginer qu’elle ne fait en cela qu’obéir à sa volonté. Moi j’ajoute que la pierre aurait raison. » La particularité de l’homme, c’est la connaissance des tendances qui l’agitent, mais cela ne signifie pas qu’il ait un pouvoir sur elles : « le caractère, c’est-à-dire la somme de toutes les volontés de la personne, est donc le lieu de la nécessité qui l’enchaîne au Vouloir. » C’est finalement l’individu que Schopenhauer remet en cause : pas de liberté, pas de devenir, mais l’éternel retour du même, par-delà la mort de chacun qui en quelque sorte est déjà advenue. C’est ici que l’on rejoint Houellebecq et sa passion pour le clonage, ou sa colère contre la douleur qui « va très au-delà de sa fonction de stimulus ».

Schopenhauer s’explique finalement par une colère contre l’inconnaissable, en réaction notamment contre Leibniz qui choisit face au même mystère de dormir tranquille. Passionnante dans sa radicalité, cette pensée reste totalement inétayée et fantasme l’inconnaissable à partir de l’hypothèse : et s’il n’y avait tout simplement rien ?

dimanche 18 septembre 2005

Les dépossédés, Robert Mc Liam Wilson et Donovan Wylie, La Réunion, 18 septembre 2005

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Nouvelle interruption de Clausewitz, qui freine décidément le rythme de lecture, pour un cas d’urgence : la parution d’un nouveau livre de Mc Liam Wilson, que je tiens pour un de mes héros contemporains (avec Betrand Cantat et Gabriel Heinze), sans être tout à fait sur qu’il y ait une raison à cela plus valable qu’une autre.

Il s’agit en fait d’un fond de tiroir, publié comme La douleur de Manfred en 1992 en Angleterre, quatre ans après Ripley Bogle et quatre ans avant Eurêka street, mais jamais traduit jusqu’ici. Et de fait l’auteur qualifie lui-même son livre d’échec, et au mieux de livre sur l’échec, et c’est effectivement un livre raté.

L’auteur et un jeune camarade photographe, Donovan Wylie, projettent une immersion dans la pauvreté à Londres, Glasgow et Belfast, afin de témoigner de ce qu’ils verront. Les photos de Donovan Wylie, certes mal rendues par le format et le grain de l’impression, me semblent à quelques exceptions prés d’une grande immaturité, marquée par une retenue exagérée qui étrangement ne masque pas un parti pris misérabiliste. On sent le jeune adulé un peu vite, qui s’est crû génial, et qui redescend dans la douleur avec ce projet. Mc Liam Wilson ne s’en tire pas beaucoup mieux. On sent qu’il a vécu des rencontres extraordinaires (tout comme Donovan Wylie), il en restitue avec brio certaines séquences, mais il s’empêtre aussi au passage dans des théories du complot, ou peu s’en faut, des incantations morales répétitives, des credo politiques des plus naïfs et en définitive un foutu bordel sans autre cohérence que le ressenti et le débordement de l’auteur tel qu’il a bien voulu se donner la peine de le gérer. Enfin, et peut-être surtout, l’échange entre les deux auteurs semble être tombé complètement à plat. Les photos ne collent pas au texte, ni inversement et, à mon avis, ni dans les sujets, ni dans la démarche. Wylie cherche un sujet difficile pour tester son talent, alors que Mc Liam Wilson semble essayer de se dégager de la culpabilité de sa réussite d’écrivain. Non que les deux ne soient pas sincères dans leur sentiment de révolte mais visiblement ils ne se sont pas mis d’accord sur la traduction artistique à lui donner et ne se sont sans doute pas suffisamment interrogé sur leur démarche.

Reste que la lecture de Mc Liam Wilson est toujours un grand plaisir. J’en aurais bien, malgré tous ces défauts, lu 200 pages de plus. Il y a ce goût particulier, une ironie omniprésente alliée au flegme britannique, souvent exprimée par des juxtapositions vocabulistiques incongrues et savoureuses.

mercredi 10 août 2005

L’égoïste romantique, Frédéric Beigbeder, Caromb, 10 août 2005

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Livre commencé à l’envers, par une sieste lecture des soixante dernières pages par C., fort agréable… Finalement repris depuis le début ; au bord d’une piscine, difficile pour Clausewitz de rivaliser avec Beigbeder et ses plaisirs faciles.

Il s’agit du journal intime d’Oscar Dufrenne (alias FB) publié semaine après semaine dans VSD. On se doute que c’est en partie romancé, en partie seulement, d’ailleurs j’ai le vague souvenir d’être tombé sur ce journal dans VSD. La vie de Beigbeder est divertissante : excès nocturnes à base d’alcool, de drogue et de baise, mondanités au restaurant, bons mots entre amis snobs, visites express des night-clubs branchés de diverses capitales, inaugurations de night-clubs parisiens, jonglages littéraires, métaphysiques du couple, éblouissements de beauté, déprimes digestives, désastres amoureux, et tout ça avec pour seul mot d’ordre, « halte à la lourdeur ».

Le livre est à son image, léger, plein d’esprit, parfois brillant, souvent facile. A t-on le droit d’aimer ça ou est-ce salissant ? Moi j’aime bien le personnage et je prends son laxisme pour de la modestie, sans évacuer complètement l’éventualité d’une simple médiocrité. En tout cas c’est son livre le plus réussi, sans doute parce que la forme du journal est celle qui correspond le mieux à son talent de bavardage. Du coup je note les recommandations d’Oscar Dufrenne en la matière : Journal de Jules Renard et Kafka, Le monde comme volonté et représentation de Schopenhauer, Papiers collés de Perros et le Livre de l’intranquillité de Pessoa.

dimanche 24 juillet 2005

Je crois, moi non plus, Frédéric Beigbeder, Monseigneur Di Falco, TGV Avignon – Paris, 24 juillet 2005

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Lecture de piscine distrayante mais sans intérêt, si ce n’est dans le questionnement. Di Falco était le professeur de Beigbeder et ils se sont retrouvés trois ans durant (deux fois ?) pour discuter de la foi et de l’église. Je ne partage pas l’athéisme matérialiste de Beigbeder (et on a souvent l’impression que lui non plus…) mais en revanche ses critiques de l’église sont les miennes depuis longtemps : célibat des prêtres, ordonnation des femmes, contraception, avortement, euthanansie, rituel de la messe, … En face de quoi Di Falco récite son catéchisme, ce qui n’a rien de passionnant ni d’instructif.

Beigbeder sauve les meubles par son esprit badin et ses citations tout azimut avec une prédilection pour Matrix, où Neo incarne à ses yeux le nouveau retour de Jésus-Christ superstar.

lundi 18 juillet 2005

L’art de la guerre, Sun Tzu, vol Saint-Denis de la Réunion - Paris, 18 juillet 2005

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Petite lecture sur les conseils de Bob Dylan himself : comment briller en société sans mentir (on l’a lu) mais sans effort (c’est peu de chose). Les « treize chapitres » regroupent en fait une centaine de pages de lieux communs et de bons conseils (du type : « il est préférable d’avoir un bon général ») dont on peine à dégager une idée maîtresse si ce n’est celle de l’adaptabilité perpétuelle au changement comme première vertu militaire. La distinction entre force Ch’eng (attaque frontale) et force Ch’i (attaque surprise) ne va finalement pas très loin, si ce n’est que les deux sont nécessaires à la victoire et que l’une fait l’efficacité de l’autre et inversement.

La principale innovation de Sun Tzu consiste, à la façon de Machiavel pour la politique, à exprimer l’idée que la guerre est normale, récurrente et rationnelle. Mieux vaut s’y préparer, et pour cela il en aborde tous les aspects de façon très exhaustive : stratégie, armée, organisation, terrain, économie, météo, services secrets, etc…

Finalement le principal charme de ce bouquin écrit vers 400 avant Jésus-Christ est son introduction rédigée il y a moins d’un demi-siècle : moult histoires de décapitations collectives pour les motifs les plus fantaisistes au temps des Royaumes combattants ou lors de la période Printemps et automne, avec en prime l’incidence de Sun Tzu sur Mao et la stratégie de l’armée rouge à l’époque de la Longue marche.

jeudi 7 juillet 2005

Marie-Antoinette, Stefan Zweig, Sifnos, 7 juillet 2005

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Bouquin survolé mais instructif à plus d’un titre, d’abord parce que j’ignorais que Zweig avait multiplié les biographies, ensuite pour la démarche : il s’agit d’un manifeste. Zweig part du postulat que Marie-Antoinette est une personne normale, lambda, en dépit de son destin historique, et que ce sont seulement les récupérations politiques successives des républicains puis de la Restauration qui en ont fait à tort une manipulatrice démoniaque ou la victime pleine de bonté d’une affreuse injustice. Cette obsession de la normalité dans une biographie a quelque chose de contrariant : il n’y a plus de place pour le mystère, les révoltes, la complexité… sans parler du poids qu’on accorde aux épisodes rapportés par un type, aussi brillant soit-il, qui arrive 100 après et prétend utiliser l’histoire pour défendre l’importance de la psychologie. Ce n’est qu’une occasion de plus de constater les rapports ambigus que la psychologie entretient avec la normalité.

L’anecdote suivante est à la fois amusante et typique de la démarche normalisatrice de Zweig : quand Marie-Antoinette arrive en France, le mariage met 6 ans à être consommé. Toute la cour pense Louis XVI impuissant et se gausse. Finalement un médecin se rend compte que la difficulté vient, si j’ai bien compris, de ce que le frein royal est trop court, ne permettant pas à la bite de sa majesté de décalotter. Après une petite opération, les choses rentrent dans l’ordre, la Reine tombe enceinte mais le mal est fait, explique Zweig. On ne reste pas impunément six années sans honorer une femme, sans que cela n’ait de conséquences sur le couple. La Reine n’a plus de respect pour le Roi, et le Roi ne se permet plus d’asseoir son autorité, sur la Reine d’abord, puis par ricochet sur la cour.

Mais pourquoi l’histoire de la calotte royale et de ses conséquences ne figurent-elles pas dans les manuels scolaires ? C’est à mon avis parce qu’elle est secondaire : c’est le caractère propre à chaque impétrant, plus que des réactions psychologiquement normales à une malformation qui explique la relation de ce couple royal. Cela étant l’éclairage est intéressant mais il y a un je ne sais quoi qui m’irrite, le côté caricatural sans doute.

mardi 5 juillet 2005

Mon chien stupide, John Fante, Naoussa, 5 juillet 2005

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Cette fois il ne s’agit pas de Bandini et c’est beaucoup moins bien. L’histoire d’un écrivain au chomage méprisé par ses enfants qui squattent la villa californienne de Papa à son grand désespoir. Un soir il trouve un chien avachi sur sa pelouse, le recueille contre l’avis de sa femme (on se rend compte au fur et à mesure que le locuteur souffre de déviance canine assez prononcée et qu’il a eu quelques attachements excessifs par le passé), et n’aura qu’à s’en féliciter. Les diverses péripéties provoquées par le chien recueilli déboucheront en effet sur le départ, un à un, des quatre enfants et après une quasi rupture, sur les retrouvailles du couple autour d’un gros pétard.

Il y a toujours l’humour et l’ironie plaisante de Fante, mais ça prend moins quand le héros n’est pas aussi admirable que Bandini. En l’occurrence le héros du livre est une victime permanente, qui subit ses enfants, ses voisins, ses confrères, son chien et tous les fournisseurs possibles et ce jusqu’au bout du livre. Seule sa femme lui donne du respect, et encore… Du coup ces péripéties ordinaires restent légères et indifférentes, tout le contraire d’avec Bandini : un type trouve un chien, le perd et le retrouve, pendant que ses gosses prennent leur envol et qu’il doit du coup trouver un nouvel équilibre avec sa femme, ce qu’il fait. Il ne se remet pas à écrire pour autant (il est écrivain comme Bandini, peut-être est-ce un vieux Bandini, mais alors vraiment usé), il n’y a pas vraiment de conclusion. À la fin il pense à chacun de ses enfants et se met soudain à pleurer.

samedi 2 juillet 2005

Last exit to Brooklyn, Hubert Selby Jr, Andros, juillet 2005

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Six nouvelles de formes et de longueurs variées composent ce récit, sans autre lien entre elles qu’une bande de jeunes ultraviolents en fond de tableau, encore que pas à chaque fois. Une unité étonnante se dégage pourtant de l’ensemble. Cette unité vient de la noirceur constante : alcool, benzédrine, travelos, violence, solitude, cruauté reviennent de façon hypnotique et il y a fort à parier que Selby a servi de modèle à Bret Easton Ellis dans la surenchère de drogue.

Ça commence mollement avec quelques jeunes dans un bar qui passent leur temps à se bourrer les côtes et à aller se repeigner dans les chiottes du bar, tenu par Alex le Grec qui ne cesse de leur répéter que ça finira mal avec toutes leurs conneries. Une sorte d’ouverture d’opéra pour installer le cadre du drame. Ensuite vient une tranche de vie de Georgette et ses copines, une bande de travelos espiègles et excités qui s’enfilent des quantités astronomiques de benzédrine (drogue inconnue jusqu’alors mais qui me semble désormais familière) arrosés au gin. C’est le récit d’une soirée particulière, qui finit en viol de trav consentantes par Vinnie et sa bande (celle qui squatte chez le Grec), et se conclut par le délire sous morphine de Georgette, folle amoureuse de Vinnie et qui se persuade que « Ce. N’était pas. De la merde. » (sur la queue de Vinnie, qui vient de baiser Lee, trav concurrente et ennemie jurée de Georgette). Ainsi se conclue ce chapitre.

Suivent une scène de mariage burlesque mais anodine et le récit de la vie de Tralala, qui se fout en l’air de militaire en militaire.

La 5ème partie, qui fait prés de la moitié de l’ensemble, est la plus réussie et la plus dérangeante, l’histoire d’Harry, délégué syndical qui rencontre la bande de chez le Grec au cours d’une grève. Il se met par leur intermédiaire à sortir avec des travs, qu’il entretient à coup de notes de frais remboursées par le syndicat. Puis quand la grève s’achève, et avec elle les notes de frais, les travs ne veulent plus entendre parler de lui. Il baisse le froc d’un petit garçon de 10 ans, fout sa bite dans sa bouche ; le gamin se barre en hurlant chercher les gars de chez le Grec qui trucident Harry Black d’une façon atroce en rigolant, le laissent agonisant dans un dernier râle sur le pavé, et retournent se bourrer les côtes dans les chiottes du Grec.

Harry Black est l’un des pires pauvres types que l’on ait jamais croisés dans un roman et on s’identifie quand même à lui ; on jubile quand il retourne une mandale à sa femme, une chieuse imbécile (au lieu de on je devrais écrire je). Et la bande du Grec n’est jamais rien d’autre que la vie ou la fatalité, même pas méchante juste dure, qui pousse chacun vers ses penchants avant de punir pour ces mêmes penchants.

La sixième partie, intitulé « coda » (ce qui signifie conclusion sur les partitions), est difficile à interpréter : nulle trace de la bande du Grec, même si des prénoms reviennent (Vinnie notamment) dans cet espèce de zapping de cité, où des scénettes s’enchaînent d’appartement en appartement, ou sur le banc du square, etc… encore de la violence, de l’égoïsme, de la méchanceté à tous les étages. Morale de l’histoire : tout va mal, tout continuera à aller mal et pourtant la vie continue.

mardi 31 mai 2005

Terrain vague, Olivier Rohe, Noirmoutiers, mai 2005

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Tout petit livre d’un jeune auteur, apparemment son second, je ne sais pas pourquoi je l’ai acheté, ni pourquoi je l’ai lu, ni pourquoi quelqu’un l’a publié. Un type dans un appart après une apocalypse non précisée, qui contemple par son balcon un monde dans lequel tout est aseptisé et regrettant le temps des microbes tout en traînant ses maladies horribles. 60 pages de divagations futuristes et dépressives, qui auraient pu être plaisantes si l’écriture était meilleure et l’écrivain plus généreux sur le monde parallèle qu’il invente, dont on sent qu’il a du mal à tenir debout, et pour lequel il choisit de livrer très peu de choses en laissant le boulot au lecteur.

En gros c’est un départ de roman qui a fait long feu. Rien d’infâmant mais j’ai du mal à comprendre l’auteur qui laisse publier ça.

lundi 30 mai 2005

Chroniques, vol.1, Bob Dylan, Mai 2005

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Offert par C. le jour de sa sortie, lu avec un plaisir constant et profond tout en écoutant la BO du livre (un concept prometteur), qui regroupe la multitude de musiciens que Dylan a scotchés, ainsi que des morceaux de Dylan évoqués dans le livre et des reprises variées. Fini dans le train en rentrant de Chambéry, prêté à M. à Noirmoutiers, offert à la mère de C. pour ses soixante ans : mai 2005, période heureuse.

Dylan est un écrivain spontanément brillant : son texte n’est pas travaillé (ou donne l’impression de ne pas l’être), pas structuré. C’est juste un type qui se met à parler et qu’on écoute avidement, de digression en digression : signature de son premier contrat, la vie au Village à la fin des années 50, les lectures (avec des références trop parfaites et trop vastes pour être totalement crédibles), la rançon du succès, les rêves d’étudiant, la 1ère chanson, l’enregistrement de l’album Oh Mercy et encore retour au Village, et un dîner avec Bono, etc… C’est déjà un bouquin considérable et dense mais qui ne donne pas l’impression de difficulté, et qui ne couvre qu’un petit morceau de l’existence de Dylan ; il reste une matière considérable pour les 2ème et 3ème volumes.

Ce qui est vraiment kiffant et passionnant, c’est de retrouver dans ce bouquin, traduit en français de surcroît, l’attitude dylanienne, faite de fierté, de rage, de respect, de hauteur, celle de Positively 4th street. Dylan c’est une façon de regarder, de se concentrer sur l’essentiel, et une indépendance farouche, qui confine forcément à l’égoïsme, mais reste avec honnêteté à l’écoute de sa musique intérieure. Dylan c’est vraiment quelque chose de spécial, de difficile à définir, mais qui se retrouve totalement dans ces chroniques. Les volumes 2 et 3 seront l’occasion d’approfondir la question et d’ici là j’ai une dizaine d’albums avec lesquels j’aimerais être plus intime. J’ai pas fini de kiffer.

mardi 17 mai 2005

Vies minuscules, Pierre Michon, Paris, 17 mai 2005

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Voilà un livre bien étrange et inclassable, une lecture laborieuse mais souvent éblouissante, dont le seul titre (et peut-être aussi mes endormissements répétés à son contact) a intrigué C. au point qu’elle l’a ouvert pour en lire quelques phrases.

Pierre Michon fait le récit de son enfance au travers de biographies d’ancêtres plus ou moins supposés, d’amantes, de personnes croisées, et de sa grande sœur morte en bas âge. Il présente ainsi ses origines modestes et paysannes, source de ses deux moteurs qui sont la honte et la pitié, ses errances alcooliques et psychotropes, son désespoir d’écrire un jour l’œuvre définitive et mégalomane à laquelle il se sent appelé, et sa ruine écrite d’avance. Il se présente comme le dernier d’une lignée de déchéance et il veut célébrer ceux qui l’ont précédé, comme pour s’excuser de ne pas leur donner suite.

C’est donc un bouquin totalement dépressif et désespéré, triste et nostalgique, haineux de soi-même. Pierre Michon ne se souhaite à personne et s’accuse de s’être piégé lui-même, le jour où il a découvert Arthur Rimbaud. C’est dur mais ça fait souvent mouche, l’impression de justesse étant renforcée et complétée par la poésie du style, d’une richesse baroque dans une rigueur classique. Vraiment étonnant, rébarbatif et admirable. Je ne me souviens pas d’avoir lu un livre avec autant de mots inconnus, incoonnus et beaux et dont on devine le sens, ou des mots déjà croisés mais utilisés pour leur vrai sens profond, comme « vergogne », toujours précédé de « sans ». Ici les morts finissent par se taire, « de vergogne ». Les mots, utilisés chacun pour eux-mêmes et sortis des lieux communs, retrouvent leur sens. Chaque phrase a dû demander des jours ; beaucoup demandent à être lues et relues afin d’identifier le sujet et le verbe, souvent inversés, souvent noyés dans un flot inarrêtable d’énumérations descriptives.

J’ai lu sur internet qu’écrire ce livre avait enfin apaisé Pierre Michon. Il a pu ensuite commencer une nouvelle existence plus sereine, il écrit et il a même un enfant. Happy end.

mercredi 13 avril 2005

Demian, Hermann Hesse, Paris, 13 avril 2005

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Roman d’éducation ésotérique offert par L. à Noël, dans lequel le jeune Sinclair prend progressivement conscience de lui-même et de sa destinée au gré de ses rencontres avec un camarade de classe étrange, Max Demian, et sa mère Eve.

L’ensemble a dû être novateur, voire provocant à l’époque, mais ça ressemble un petit peu aujourd’hui à Psychologies Magazine : il faut dépasser la morale pour accepter tout ce qui vient de soi, car la seule réalité est le soi de chacun, qu’il faut contempler sans rien occulter, ni le monde obscur, ni le monde lumineux, seule voie vers la réalisation de la destinée, qui se trouve finalement être une force totalement extérieure à l’homme qui a décidé quelque chose pour chacun. C’est finalement bien creux et ça tombe des mains, même si quelques passages portent effectivement à la méditation. Ça me fait penser à l’inflation psy de Lipovetsky : Hesse et Psychologies Magazine sont persuadés qu’à force de se scruter le nombril avec application, on va finir par découvrir quelque chose, une vérité ou une raison. Pour Sinclair, ça tourne manifestement à la contemplation du vide. Apparemment ce qu’il faut lire de Hesse, c’est Narcisse et Goldblum. Narcisse encore…

Pour le style rien de marquant à part d’étranges redites. On sent que le fond prime sur la forme dans l’idée de l’auteur. Mais ce qui reste en fait plus émouvant que le reste dans ce court récit, c’est la solitude de Sinclair, vis-à-vis de ses parents quand il se fait racketter par Kromer, de ses camarades de classe quand il se met vraiment à la méditation, et du monde en général, avec lequel il ne sait pas quel rapport entretenir.

dimanche 13 mars 2005

Au-delà de cette limite, votre ticket n’est plus valable, Romain Gary, Verbier, mars 2005

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Une vraie déception, qui fait un peu tomber Romain Gary de son piédestal. Acheté le bouquin après que J. m’a fait écouté une cassette d’une vieil interview de l’auteur avec Jacques Chancel lors de la sortie du livre. Le seul mérite de ce livre bâclé est le courage qu’il faut pour aborder le thème de l’impuissance virile quand on est déjà un vieil homme, mais on apprend très peu de choses décisives sur le sujet, sinon des lieux communs ; apparemment tous les hommes ramollissent autour de 59 ans, et compensent en devenant cruel en affaires… Le parallèle tenté par Gary entre déclin sexuel et ambition dans les affaires est carrément ridicule, surtout à cause de la prétention et de la bêtise des analyses politico-économiques rabachées sans vergogne. À côté Largo Winch est un prétendant sérieux au prix Nobel de l’économie…

Le héros Jacques Rainier s’écoute parler tout au long du livre, en particulier lorsqu’il s’adresse à sa jeunette brésilienne, Laura. Tout est caricatural, et seules quelques délicatesses dans l’évocation crue des plaisirs charnels relèvent un peu l’honneur de Romain Gary. Faut-il qu’il ait été désespéré pour écrire ça, ce qui rend a posteriori l’ensemble assez touchant.

vendredi 25 février 2005

Tandis que j’agonise, William Faulkner, Verbier, 25 février 2005

Encore un petit Djian, encore un roman américain du 20ème siècle, et encore un kiff, un peu long à venir mais d’autant meilleur. L’histoire d’Anse Bundren qui enterre sa femme Addie, selon les volontés de la défunte, c’est-à-dire avec « tous ceux de son sang », sans faire appel à personne, et surtout à Jefferson, à 40 miles de là. Anse va donc traîner sa marmaille et le corps pourrissant de sa femme huit jours durant, parce que « c’est ce qu’elle aurait voulu ».

En chemin Cash l’aîné perd une jambe ou tout comme, Darl le second qui a toujours été bizarre à cause du paysage dans ses yeux est livré comme fou aux ambulanciers de l’asile de Jackson après avoir mis le feu à une grange, vraisemblablement pour cramer le cadavre puant de sa mère, Jewel se fait déposséder de son cheval si durement gagné, Dewey Dell se fait tringler par un escroc en échange du médicament abortif qu’elle recherche désespérément, et Vardaman le petit dernier pète tranquillement les plombs en rêvant au petit train électrique qu’il avait vu à Jackson une fois.

Anse est un enfoiré catastrophique, qui n’en branle pas une rame, vit sur le dos de tout un chacun et surtout de ses enfants, se lamente sur son sort et prend toutes les mauvaises décisions possibles. Au terme du périple, il tape les 10$ planqués par Dewey Dell pour son médicament pour aller se refaire des dents et reprend illico une nouvelle femme, peut-être pour son gramophone.

L’histoire est cool, bien âpre et qui fait pas de cadeau, mais sans en rajouter. L’ensemble est constitué d’une suite de monologues intérieurs des différents personnages ; trouver des repères prend donc un certain temps, et d’ailleurs il est conseillé dans la préface de relire deux fois chaque monologue, ce se révèle parfois d’une efficacité étonnante. La lecture est donc un peu poussive au départ, devient plaisante et finit par être complètement bouleversante. Ce qui s’appelle finir sur une bonne impression.

dimanche 6 février 2005

Effroyables jardins, Michel Quint, Paris, 6 février 2005

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Courte histoire admirablement écrite, dans une langue remplie d’expressions savoureuses plus ou moins inventées ou tirées par les cheveux, mais limpides, par exemple : « la soudaine suée des rosières découvrant au parterre fleuri un nain de jardin obscène, ithyphallique ». Récit d’un épisode pas tragique de la seconde guerre mondiale se rapportant au père de l’auteur et à son cousin Gaston : trempant un peu dans la résistance pour déjouer l’ennui, ils font sauter un transfo, mais se retrouvent parmi les 4 otages que la Gestapo menace d’exécuter si les auteurs de l’attentat ne se dénoncent pas… Ce n’est pas un hasard s’ils se retrouvent otages, c’est parce qu’ils ont mis une trempe au foot avant la guerre aux miliciens qui ont dressé la liste des otages… Evidemment dans ces conditions, l’espoir d’en sortir vivant est plutôt mince, mais ils tombent sur un garde chiourme francophone et clown dans le civil qui s’occupe d’eux admirablement et leur transmet sa joie et son humanité. Et finalement le coupable se dénonce, ou plutôt sa femme le dénonce, les allemands l’exécutent immédiatement et libèrent les otages. Il s’agissait en fait de l’électricien, brulé très gravement dans l’explosion du transfo : les auteurs de l’attentat sont sauvés par le mec qu’ils ont buté sans faire gaffe, et en prime ils épouseront sa femme après la guerre. Savoureux… et tout ça en 70 pages. Un peu frustrant que Michel Quint n’ait, à part ça, écrit que des polars, et une suite au même format, Aimer à peine, pas encore disponible en poche.

mercredi 2 février 2005

Moby Dick, Hermann Melville, Paris, 2 février 2005

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Pas facile de cerner les enseignements de cet énorme classique, à la fois extrêmement simple et extrêmement riche. Ishmael, sans que l’on sache très bien pourquoi, veut absolument partir à la chasse à la baleine, peut-être parce qu’il a envie de se débrancher le cerveau quelques années et de méditer un peu. Il s’enrôle alors sur le Pequod, à Nantucket, avec son ami récemment rencontré Queequeg. Quelque temps après le départ, le capitaine Achab paraît enfin sur le pont et révèle toute l’étendue de sa folie à l’équipage : il veut retrouver et tuer la baleine blanche, Moby Dick, dans l’attaque de laquelle il a perdu sa jambe et c’est là l’objectif absolument obsessionnel et unique de son expédition, et de sa vie. À la fin de son tour du monde, et après avoir cherché Moby Dick tout autour du globe, le Pequod la retrouvera et lui donnera enfin l’assaut, trois jours durant. Finalement l’ange exterminateur Moby Dick aura raison de tout : Achab, les baleinières et le Pequod lui-même, seul Ishmael survivant miraculeusement pour pouvoir raconter cette histoire.

À la fois roman d’aventure pour ado exalté et livre de philosophie mystique, recueil technique très rigoureux sur les baleines et les us et coutûmes des baleiniers et concentré de dérision au 3ème degré, extrêmement moderne dans sa forme et son ton et typique des romans d’expédition des premiers romantiques genre Chateaubriand, la lecture de Moby Dick est à la fois fastidieuse et plaisante. Il s’agit quand même de 730 pages sans une gonzesse, et sans même un manque de gonzesse signalé. Sauf si Moby Dick est une figure de femme, évidemment… Mais Moby Dick peut être tellement de choses, Dieu notamment d’après Giono qui préface cette édition de poche. Ou peut-être juste une baleine…