jeudi 28 août 2008

Gandhi, ou le réveil des humiliés, Jacques Attali, train Poitiers - Paris, le 28 août 2008

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Il m’aura fallu près de deux mois pour venir à bout de ce pavé monotone, offert en parallèle à F. et à moi par mon père à Noël. Peut-être F. tient-il le rôle de l’extrémiste musulman, moi celui de l’extrémiste hindou, et papa celui de Bapu qui tente de nous réconcilier en suscitant le dialogue. La lecture est vraiment assommante, énumération des patronymes à rallonge (je cite pour l’exemple à la page 472 : Sri Hari Singh Indar Mahendra Sipar-i-Sultanat) venus converser aimablement avec Gandhi sur la soixantaine d’années qui séparent ses débuts comme avocat en Afrique du Sud de son assassinat à Dehli au début de l’année 1948 par un ultra hindou, Naturam Godsé.

Il n’y a aucune mise en perspective, peu de hiérarchisation des faits et pas même un semblant de crescendo dramatique. Situer qui est qui est plus ardu que dans un roman russe. Il semble qu’Attali ait cherché à se prémunir contre toute accusation de dilettantisme en faisant preuve de la plus grande exhaustivité et de la plus grande précision, mais moi je l’accuse ce faisant de ne pas faire son premier taffe, qui est de rendre le lecteur intelligent (sans même parler d’ambition littéraire, pourtant pas incompatible avec une biographie aussi précise soit-elle).

Le projet d’Attali tel qu’il l’expose dans les premières pages du livre, est pourtant alléchant : relater la vie de Gandhi en s’écartant de tout apologétisme. Il n’obère pas le caractère parfois scandaleux du comportement de Gandhi qui a toute sa vie été travaillé par une libido dévorante, dont le contrôle plus ou moins couronné de succès semble au fondement de sa théorie de la non-violence. Il couchera ainsi toute sa vie, et jusqu’à sa mort à 78 ans, nu à côté de très jeunes filles, en se blâmant publiquement au réveil lorsqu’il relevait des traces de pollutions nocturnes. La sexualité et l’alcool étaient proscrits dans ses ashrams, ce qui paraît presque intolérant aujourd’hui. Il luttait également contre l’importation de tissus étrangers et militait contre le progrès technique, souhaitant le retour à une économie agraire dans laquelle les machines se limiteraient au khadi, le petit métier à tisser indien, auquel dans son monde idéal chacun devait quotidiennement trois heures. Il rejetait aussi la médecine et la viande. C’était un militant nationaliste, qui a lutté en Afrique du Sud pour les droits des indiens en se désintéressant de ceux des noirs et une fois revenu en Inde devint une figure du congrès et de la lutte contre l’occupant anglais. Sa particularité est qu’il ne cherche pas seulement à remplacer la domination anglaise par une domination indienne, c’est le modèle occidental qu’il souhaite rejeter, notamment le développement technique et économique, qu’il relie sans le dire explicitement à la violence. Mais plus que l’indépendance, dont il a haté l’avènement par des combats plus ou moins réussis (la marche pour le sel, les campagnes de désobéissance civile pacifique visant à engorger le système pénitentiaire de l’occupant, …) et marqués à la fois par une grande naïveté et par d’incessants allers-retours par la case prison, c’est dans la lutte contre la partition de l’Inde qu’il aura vraiment révélé toute sa dimension. En trois ou quatre jeûnes (dont le dernier résultait radicalement d’une préférence pour la mort plutôt que d’assister aux massacres religieux), il interrompit prodigieusement des engrenages de tueries. Mais même après le dernier jeûne, relayé dans tous les journaux comme le grand suspense national et à la fin duquel une euphorie générale s’empara du pays, les massacres reprirent rapidement et la violence l’emporta.

Il me semble que comme pour Jésus on laisse souvent de côté la radicalité du message non-violent pour n’en retenir qu’une gentillesse fade. Le mérite de ce livre est de rappeler ce que la non-violence implique, c’est-à-dire le renoncement à toute une partie de ce qu’est la nature humaine dans un effort qui revient après tout à retourner la violence contre soi-même. Pour Attali, la leçon de Gandhi c’est qu’il n’est pas souhaitable d’acquérir quoi que ce soit par la violence, car la violence que génère la violence annule tout gain (bien mal acquis…). Mais n’y a t-il pas quelque chose de plus profond à creuser dans l’esthétique du renoncement et la mystique de la contrainte, avec en arrière fond un puissant ressort sexuel, qui transparaissent dans l’idéal non-violent de Gandhi, tel qu’Attali en conte sans fard la mise en œuvre. Sans doute y a t-il aussi beaucoup d’hindouité dans Gandhi, ou beaucoup de Gandhi dans l’Inde. Peut-on rapprocher l’étrange contraste entre le poids (démographique, géographique, économique) de l’Inde et sa position en retrait des tumultes du monde, et le renoncement à toute ambition matérielle que porte la non-violence de Gandhi ?

jeudi 7 août 2008

Une exécution ordinaire, Marc Dugain, Belfast, le 7 août 2008

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Après la 1ère guerre mondiale et l’Amérique du McCarthysme, Dugain poursuit son exploration des monstres historiques du 20ème siècle en s’attaquant cette fois à l’Union Soviétique, ou plutôt à la Russie éternelle.

Le récit démarre avec un Staline fort bien rendu mais s’épanchant de façon invraisemblable avec le premier venu, véritable petit père des peuples plein d’attentions pour chacun et dans le même temps assassin à grande échelle, délirant et dépourvu de tout scrupule à l’égard de la vie humaine, la lointaine comme la toute proche. On suit ensuite le parcours de Platov, alias Poutine, d’abord comme agent du KGB à Berlin, qui se sort avec succès du test imaginé par ses supérieurs qui préparent déjà l’après-URSS, ce qui lui laisse des parrains déterminants au sein des services secrets, à la mairie de Saint-Petersbourg, puis à la tête du FSB (qui a succédé au KGB) et enfin au Kremlin au moment de l’épisode du naufrage de l’Oskar, alias le Koursk. Parallèlement à la grande histoire, Dugain intercale celle de Pavel, russe d’une cinquantaine d’années, né en Sibérie après que sa mère urologue a subi le désastre d’être choisie par Staline pour soulager les douleurs que lui causait sa mauvaise circulation sanguine. Ce dernier exige son divorce immédiat pour garantir le secret et, afin de s’en assurer vraiment, fait torturer longuement le mari. Le couple s’est reformé après la mort de Staline, s’est exilé en Sibérie où Pavel est né quatre ans après. Son meilleur ami Anton et son fils Vania font partie des disparus du Koursk et l’on suit son deuil à travers sa vie quotidienne.

Le Koursk semble avoir été coulé par l’explosion d’une de ses propres torpilles et s’est échoué sur un banc de sable peu profond. Une vingtaine de marins, dont Vania et Anton, sur les 120 embarqués, ont survécu à l’explosion et auraient pu être sauvés, mais Poutine n’a accepté que l’on se porte à leur secours qu’une fois qu’il était à peu prés acquis qu’il était trop tard, pour que la version officielle ne soit pas embarrassée par les témoignages des survivants. Dugain expose tous les dérèglements d’un pays livré à une corruption endémique et d’un Etat sans égard pour les existences individuelles, ainsi que les dernières heures du Koursk, avec un égal talent pour restituer la complexité, que ce soit celle d’une société humaine ou celle de la mécanique d’un sous-marin à propulsion nucléaire. Il ne s’agit pas toujours de grande littérature mais de nombreuses phrases bien balancées sont riches en concepts et constructions théoriques, ce qui tiendrait presque lieu de style. On est moins proche du chef d’œuvre qu’avec La malédiction d’Edgar, très ramassé sur un personnage, ou La chambre des officiers, plus sentimental et moins cynique, mais le drame de l’homme perdu dans l’Histoire est toujours aussi réussi. Il me revient enfin que ce livre est celui dont François Bayrou avait choisi de recommander la lecture lors du Grand Journal de Canal+ au moment de la campagne présidentielle de 2007. Un excellent choix en l’occurrence : plaisant, instructif et convenable, quoique engagé et courageux.