mardi 6 avril 2004

Essai sur le goût, Montesquieu, Paris, 6 avril 2004

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Décidé à me pencher sur Montesquieu après une remarque de Stendhal (quelque chose comme : « ce n’est pas de l’admiration que j’ai à l’endroit de Montesquieu, mais de la vénération »), je commence prudemment par ce tout petit essai inachevé destiné à figurer dans l’encyclopédie de Diderot et D’Alembert.

Il s’agit en fait d’un petit traité du plaisir, répertoriant sur un mode relativement abstrait les différentes espèces qu’on en a et leurs causes. Il y a quelques idées étonnantes par leur modernité ou leur naïveté, tel le plaisir d’admirer un vaste panorama comparé à celui d’embrasser une idée vaste, ou encore le fait que l’on apprécie la symétrie pour ce qu’elle permet de diviser le boulot de regarder par deux. Mais dans l’ensemble je serais bien en peine d’en tirer quoi que ce soit… un rapport avec Stendhal peut-être, à propos de l’admiration pour le naturel et du peu de goût pour les poses affectées, dénoncées comme non esthétiques.

Il y a comme une ambiguïté ou un compromis chez Montesquieu entre intellectualisme et sensibilité, et peut-être faut-il chercher ce conflit chez Stendhal qui paraît mettre la sensibilité tellement devant, mais qui se raccroche à l’intelligence quand il ne sent pas.

Ce court essai rédigé de façon un peu sèche fait en tout cas hésiter à se lancer dans un pavé du même tonneau.

dimanche 4 avril 2004

Qui a tué Daniel Pearl ?, Bernard-Henri Levy, Paris, 4 avril 2004

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Romanquête de BHL, qui se met dans les pas de Daniel Pearl, journaliste juif américain du Wall Street Journal enlevé, séquestré puis assassiné au Pakistan au début de 2002 par des fondamentalistes musulmans peu après l’intervention des Américains en Afghanistan. Le sujet du livre est résumé dans sa dernière phrase : « hommage à mon ami posthume et appel au partage des Lumières ».

L’idée du livre est absolument géniale et les résultats de l’enquête inespérés, presque trop beaux pour être vraisemblables : Omar Sheikh, le cerveau de l’enlèvement, est un obsessionnel du kidnapping contre rançon. Incarcéré en Inde en 1994 après avoir exercé sa spécialité sur des touristes, il est libéré en 1999 à la suite du détournement d’un avion par ses acolytes en Afghanistan, en échange de ses 156 passagers (moins 1). Visiblement Omar Sheikh est quelqu’un d’important, et pas le lampiste pour lequel on essaie de le faire passer… Après plusieurs voyages au Pakistan, en Inde, en Angleterre, en Afghanistan, aux Etats-Unis, BHL, avec ses méthodes d’investigation parfois ettonantes (regarder fixement les lieux où sont passés les protagonistes, lire la presse, se projeter dans la psychologie de la victime et du bourreau, en gros rassembler toute l’information disponible, ce qui suppose que la vérité est là, à portée de main, mais que personne n’a fait l’effort de rassembler toutes ses composantes éparses ; à mon avis ce doit souvent être une méthode efficace), en arrive aux conclusions suivantes : Omar Sheikh est à la fois un agent éminent de l’ISI, les services secrets pakistanais, et le « fils préféré » de Ben Laden, notamment chargé des questions financières au sein d’Al Quaïda ; l’assassinat de Daniel Pearl serait une double commande de l’ISI (soucieuse de mettre des batons dans les roues de Musharraf, Mohajir (i.e. venu d’Inde au moment de la partition) qui a commencé à dépunjabiser l’ISI dont 90% des officiers supérieurs sont punjabis de souche et donc inquiets de l’influence croissante des millions de Mojahirs) visant à décrédibiliser le rôle d’allié du Pakistant aux Etats-Unis, et d’Al Quaïda, dont Daniel Pearl s’apprêtait semble t-il à dévoiler des réseaux aux Etats-Unis : il a été enlevé en cherchant à rencontrer Gilani, sorte de gourou ayant implanté sa secte aux Etats-Unis avant de s’exiler au Pakistan.

BHL au cours de son enquête met en évidence les très nombreux liens existant entre l’ISI et les milieux islamistes, et notamment le fait que les pères de l’arme nucléaire pakistanaise sont eux-mêmes des fanatiques considérant que leur bombe appartient à l’ensemble de la nation islamique, et non au seul Pakistan. Vu sous cet angle le risque de prolifération est naturellement décuplé. La conclusion pour BHL est que le Pakistan est le plus voyou des Etats voyous, et le nœud des difficultés du monde au 21ème siècle (plus que le Pakistan lui-même : l’Etat dans l’Etat au Pakistan, bien que la grande majorité des pakistanais semblent sous la plume de BHL complètement braques et fanatisés).

Peut-être le plus intéressant du livre : à la fin BHL lui-même n’est pas certain de ne pas s’être emballé tout seul, de ne pas avoir été manipulé sur toute la ligne. Souvent pris de vertige devant la complexité abyssale des réalités qu’il découvre successivement, il conclue plusieurs de ses chapitres d’un « je ne sais plus… » découragé. D’où vient que ce romanquête, dont on pourrait supposer que le mélange de fiction et de rigueur journalistique soit contre-productif, s’avère au final une forme littéraire intéressante et efficace : le réel est insaisissable, il s’échappe quand on croit le saisir et il ne reste plus qu’à essayer encore.

Il est seulement à regretter que BHL ne puisse pas s’empêcher de faire du BHL : il a de l’énergie et sans doute du courage, mais assurément pas de talent d’écriture… et de la morale un peu niaise à revendre : l’éternel manichéisme des justes contre les salauds ; on comprend qu’il ne veuille pas trop s’en prendre à Daniel Pearl, mais de là à en faire à ce point l’incarnation sur terre de l’innocence… On se prend à rêver de ce qu’aurait pu donner une matière première aussi fabuleuse sous la plume d’un grand écrivain.