dimanche 28 novembre 2004

Le temps de la colère, Tawni O’Dell, Paris, 28 novembre 2004

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Après Jean-François Petit et la thèse mystérieuse de Vincent sur le droit des contrats, retour au plaisir de la lecture avec ce roman récent (2002) acheté sur un coup de tête après avoir lu le « journal de la semaine » remarquable de Tawni O’Dell dans Libé un samedi. Pleins de vraies qualité d’écrivain, un ton, et du plaisir, mais gâché par la timidité, qui pousse l’auteure à surcharger la trame et à alourdir le récit de digressions toujours plaisantes mais parfois mal amenées.

Le fond de l’histoire est intéressant, mais les péripéties sont vraiment corsées : Harley se retrouve chef de famille, à devoir subvenir aux besoins de ses trois petites sœurs Amber, pouffiasse de 16 ans, Misty, froide et imperturbable, 12 ans, et Jody, qui se contente d’être mignonne. La mère de ces gamins est en prison après avoir buté le père d’un coup de fusil, ne pouvant plus supporter qu’ils battent ses gamins. C’est du moins la version officielle, parce qu’on découvre petit à petit qu’en fait c’est Misty qui a buté son père en essayant de buter sa mère, coupable de ne pas les avoir protéger. Cette dernière a préféré s’accuser plutôt que de continuer à affronter le reproche vivant que constituent ses enfants et les tentatives de meurtre de sa fille. Harley, puceau complexé de 19 ans, se fait dépuceler en route et de belle manière par Callie, une mère de famille du voisinage, mais sa sœur Amber explose Callie d’un coup de fusil : elle est amoureuse de son frère qu’elle tripotait étant petite, compensant ainsi les violences paternelles. Ca a l’air tiré par les cheveux et en même temps ça fait penser à l’étrange relation entre P. et sa sœur.

Même si le final est décevant de surenchère, ça reste bien, parce qu’il y a un ton, et ça me paraît en tout cas infiniment supérieur, dans un registre analogue, à L’œuvre déchirante d’un génie renversant, de David Egger.

dimanche 10 octobre 2004

Penser avec Mounier, Jean-François Petit, Paris, octobre 2004

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Trouvé aux Semaines sociales de France, à Lille, où j’ai répondu avec grand plaisir à l’invitation de mes religieux de parents, cet opuscule aux airs de propagande sectaire me tendait les bras : des années que le nom d’Emmanuel Mounier me passe sous les yeux, comme inspirateur du journal Le Monde, penseur chrétien mais respectable, inspirateur des Semaines sociales et des centristes, sans jamais que quiconque soit foutu de mettre une idée précise à côté de ce nom, si ce n’est le sempiternel terme de « personnaliste » et la supériorité, ou plutôt la suprématie absolue de la personne humaine qu’il suppose.

Et bien il m’aura fallu en passer par cet essai médiocre, idolâtre et passablement ennuyeux pour comprendre qu’il n’y a rien d’autre à chercher chez Mounier, mais que c’est déjà beaucoup. Il semble que l’idée de base de Mounier soit de refuser tout systématisme, conçu comme entravant la liberté personnelle. De là découle qu’il existe si peu d’affirmations, voire d’idées, mounieristes. Dès lors la morale doit être une déchirure, une remise en cause permanente : la morale est dans le questionnement lui-même, plus que dans le résultat auquel il aboutit. C’est peu, et c’est beaucoup, mais bon je le savais déjà, par ma mère.

Et en tout cas Jean-François Petit est un bigot apologétique.

vendredi 1 octobre 2004

Bandini, John Fante, Paris, 1er octobre 2004

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Arturo Bandini est devenu un copain. Il est trop cool et on passe toujours de bon moments en sa compagnie. « Tout est excessif chez Fante (Bandini) : ses amours, ses engouements, sa fierté, son abjection et sa mauvaiseté. » « Fils d’immigrant italien du Colorado et futur grand auteur, grande gueule et salopard. »

Cette fois c’est une petite tranche de vie d’Arturo, l’été de ses douze ans, révélateur de son environnement familial : « son père est maçon, un bon maçon et un mauvais homme et un mauvais mari, un père buveur et coureur, souvent infect, parfois grand. Une mère victime-née, une sainte qu’on a envie de battre. » Toutes les citations sont extraites de la postface d’un certain Philippe Garnier. Le livre est dédiée à sa mère, « avec amour et dévotion », et à son père, « avec amour et admiration ».

Il faudrait choper la discipline de ne pas commencer un nouveau livre avant d’avoir écrit quelque chose sur le précédent : deux mois sont passés et il s’agit déjà de se remémorer, même si c’est moins dur avec Bandini qu’avec un autre. C’est l’histoire de son père qui déserte une femme trop aimante, un abandon lâche qu’Arturo admire, une humiliation avec la bourgeoise de la ville qui fait la fierté d’Arturo, tandis qu’il se les gèle en crevant de faim avec sa mère et ses frères. Aussi l’histoire de Rosa son premier amour, pour qui il chourre un diamant à sa mère, qu’elle lui rend en le traitant de menteur, Rosa qu’il repousse alors dans la neige avant de balancer le diamant par dessus une maison, Rosa qui meurt d’une maladie à la con dans l’indifférence générale. Une fois de plus l’amour d’Arturo meurt.

L’histoire se suffit moins à elle-même que dans Ask the dust donc ça a moins des airs de chef d’œuvre et de perfection, mais l’âpreté est là : la cohérence de l’incohérence, la réalité d’un gars vrai, qui tient à ce qui est raconté et à la façon dont c’est raconté. Arturo est un pote, définitivement.

lundi 13 septembre 2004

Les mangeurs d’étoiles, Romain Gary, Paris, septembre 2004

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Une lecture difficile, sur les conseils de Jocelyn, commencé plusieurs fois il y a un an peut-être, et constamment abandonné depuis. Le début du livre est particulièrement ingrat : 100 pages de présentation des différents invités de José Almayo, dictateur d’un pays d’Amérique du sud non précisé mais qui pourrait être le Salvador ou le Nicaragua. Ça décolle une première fois quand la maîtresse américaine du dictateur rejoint les invités mais 30 pages plus tard José Almayo fait fusiller tout le monde. Là on se dit « merci merci c’était bien la peine de se faire chier » mais en fait c’est là que ça démarre : l’histoire de José Almayo, un indien qui voulait devenir torero.

S’il les fait fusiller, c’est pour, prétend-il, provoquer une intervention de l’armée américaine réprimant la révolution étudiante qui prétend le chasser : sa propre mère et sa petite amie américaine figurant parmi les fusillés, personne ne pourra le soupçonner d’avoir donné l’ordre… Mais derrière cet argument logique et machiavélique se cache un inavouable pacte avec le diable. José Almayo a la foi : en s’appliquant à avoir une conduite particulièrement mauvaise, il s’attire la protection d’El Senor. Il a bien retenu le message des jésuites : ce monde est corrompu et favorise le règne des méchants. Alors il est très méchant et parvient ainsi à se hisser au pouvoir et quand il le sent vaciller, il est encore plus méchant. Pour se rassurer, il lui faut des preuves que le surnaturel existe, aussi est-il friand de saltimbanques et magiciens, qui parviennent à conforter sa naïveté et sa superstition quelques instants, même si les ficelles finissent toujours par apparaître. Le hic, c’est sa petite amie américaine, qui est une sainte et le pousse à ne faire que des conneries (entendre : de bonnes actions) et il n’ose pas la buter de peur qu’elle aille directement au paradis et là intercède pour lui, ce qui jouerait en sa défaveur vis-à-vis d’El Senor.

C’est vraiment un bouquin cruel pour le genre humain, un ramassis de saltimbanques, essentiellement désireux de continuer à vivre dans l’illusion et la superstition, se raccrochant aux branches pour continuer à croire. Et le peuple n’aime que ceux qui sont vraiment méchants et méprisants avec lui : toujours l’obligation de faire rêver, interdiction de se mettre au niveau du commun.

Toute une galerie de personnages, chacun travaillé par sa propre obsession. Les différents délires obsessionnels (ex le hongrois qui peut jouer du violon miniature sur la tête pendant 18 heures…) laissent libre cours à l’humour d’exagération de l’auteur, plein de cruauté. La contrepartie de ce caractère obsessionnel est un style très répétitif à l’effet un peu hypnotique, voire un peu soporifique avec naturellement quand même (c’est Romain Gary) des phrases brillantissimes à intervalles réguliers. On s’endort souvent à la lecture, qu’on interrompt donc régulièrement, mais c’est un livre auquel on continue de penser lorsqu’on ne le lit pas. Parce qu’au-delà de la caricature, il y a du vrai, du paradoxal qui interroge, sur le beau gâchis que représente l’humanité.

Pour finir un petit exemple : Almayo et ses proches arrivent à fuir la capitale en prenant en otage la fille de l’ambassadeur espagnol, qui est une ibère magnifique de froideur et de fierté. Radetzky, un journaliste norvégien qui se fait passer pour un ancien nazi et a de ce fait gagné l’amitié d’Almayo (qui a une admiration sans borne pour Hitler), en tombe instantanément amoureux. José se fout de sa gueule : pourquoi il la viole pas ? Non seulement il ne la viole pas mais préfère même ne pas lui adresser la parole, se doutant qu’elle est insignifiante. Il préfère continuer à croire et à rêver.

samedi 4 septembre 2004

Poupées crevées, Martin Amis, Paris, 4 septembre 2004

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Les prémices du post punk littéraire, sorte d’équivalent livresque d’Orange mécanique, exploration du cul-de-sac de la libération hippie, sexuelle et droguée. C’est fort que le bouquin ait été écrit en 1975 parce que souvent on dirait un livre écrit cette année, un bilan avec le recul nécessaire de l’émancipation morale des années 60.

Le bouquin est la narration d’un week end chez Quentin Villiers au presbytère d’Appleseed, où il vit semble t-il depuis quelques mois avec Célia sa femme, son pote viril et violent Andy Adorno et sa copine Diana ; les autres invités permanents sont Giles, alcoolique et richissime, et Keith Whitehead, nabot ignoble, puant et malheureux. Pour le week end arrivent trois américains frappés, Maxwell, Roxeanne qui veut baiser tout ce qui bouge, et Skip, petit homme de main ramassé sur la route. Lucy, une pute, complète le tableau. Le personnage central, c’est Keith, qui a décidé de se suicider s’il ne parvient pas à baiser avant la fin du week end. Week end consacré à ingurgiter des quantités astronomiques d’alcool et de drogue, à parler quasi exclusivement de cul et, si ma mémoire est bonne, à ne pas baiser du tout en dépit de multiples tentatives.

En gros tout est mort, le cul est mort, tout ça c’est des poupées crevées. La plupart des personnages, flingués par leur enfance, pensent surtout à crever vite fait, et parfois se suicident. Il y a bien Quentin et Célia qui s’aiment pour de bon, et pour lesquels l’amour semble salvateur, mais Quentin trucide tout le monde à la fin en commençant par Célia, rattrapé par son double schizophrène Johnny pour avoir été trop aimable et délicieux sous le nom de Quentin.

Le style, tout en exagération et en outrance, est rigolo et les personnages sont caricaturaux mais attachants. Pour le reste, se reporter au dos de couverture qui offre un très bon résumé.

samedi 21 août 2004

Bubble Gum, Lolita Pille, Paris, 21 août 2004

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Pour son deuxième roman, Lolita porte toujours aussi bien son nom et plagie cette fois quasi ouvertement Ellis, Glamourama en particulier. Narration croisée entre Derek et Manon, avec le nom du locuteur en majuscule au début des chapitres comme dans les Lois de l’attraction. Derek est milliardaire et s’ennuie. Manon est une plouc de province qui rêve de cinéma. Derek décide de détruire quelqu’un et choisit Manon. Pendant un an et demi il lui fait croire qu’elle devient un top model planétaire et une actrice adulée, en embauchant tous les figurants et sosies nécessaires, en créant de faux journaux, etc… et puis la renvoie d’un coup sec à sa condition de nobody en faisant en sorte qu’elle croie qu’elle a rêvé tout ça et qu’elle est complètement schizo, et pour finir la pousse au suicide. Mais Derek était en fait à son insu le héros d’une émission de télé-réalité et juste quand elle va se suicider, le producteur de l’émission met Manon sur la piste de la supercherie dont elle a été victime, du coup elle retrouve Derek et le bute, mais au montage ce sera maquillé comme de la légitime défense. Du coup Manon n’a plus rien à craindre de la police, et en prime devient vraiment une star car l’émission cartonne. Voilà (hommage à Frédéric Beigbéder en postface).

Ca tient pas une seconde, en particulier à cause du rôle de Silsi, collègue stupide de Manon, beaucoup trop fashion victim pour être capable de duplicité et de discrétion. Donc globalement c’est pas une réussite (même si ça se lit agréablement). En revanche c’est toujours aussi impressionnant question références culturelles et connaissance du milieu. Et pleins de critiques acerbes de notre monde et de notre France qui sonnent justes. Comme pour son premier roman, Lolita Pille promet mais le diamant reste à polir, et on peut peut-être regretter que son éditeur ne se montre pas plus exigeant avec elle en l’obligeant à travailler ses textes plus longtemps avant de les publier. À suivre donc.

mardi 17 août 2004

Demande à la poussière, John Fante, Paris, 17 août 2004

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Une bombe absolue, pas seulement un chef d’œuvre, une magie qui opère. Tout est réussi, même la couverture de l’édition de poche est superbe. Court, ramassé, mais plein, avec un style « qui remue la chair et passe prés de l’os » (de mémoire).

Arturo Bandini, double de John Fante, fils d’immigrés italiens installés au Colorado, débarque à Los Angeles avec les quelques dollars de sa première nouvelle publiée et prend une chambre d’hôtel pour travailler à devenir un grand écrivain. Il n’a pas une thune et ne connaît quasiment personne, se rattrape par les couilles à chaque fois qu’il n’a vraiment plus rien et qu’il est à deux doigts de s’en retourner dans son Colorado en recevant les subsides d’Hackmuth, son éditeur adoré. Et aussi il est puceau et pas trop dégourdi avec les gonzesses. Un soir Camilla Lopez lui sert un mauvais café, payé avec sa dernière pièce. Il agresse la serveuse avec la dernière méchanceté et en tombe ce faisant définitivement amoureux. Comme la méchanceté est un piège à gonzesses, elle lui donne sa chance sur la plage peu après, mais il ne peut la saisir car il ne remet pas la main sur sa « passion ». De là succession de chassés croisés amoureux, Camilla étant masochistement amoureuse de Sammy le barman, un affreux salaud qui finira par la suicider dans le désert. Et pendant ce temps-là, Arturo devient effectivement grand écrivain.

Arturo Bandini est trop cool, fier, généreux, méchant, maladroit, réellement bourré de talent littéraire, mégalo complexé et libre, heureux, sachant kiffer, exigeant avec lui-même mais sans s’accabler. Et Camilla est la beauté même, d’une gentillesse totale et en même temps dangereuse. Elle fait son malheur avec application en s’entichant d’un enfoiré qui la rejette. Peut-être juste une question d’adéquation sexuelle ? Sammy matche et pas Arturo ?

Tout simple et puissant : deux personnages et demi, trois avec la figure de l’éditeur, trois et demi avec Hellfrick, sa gnole et ses steaks coupés à même la vache, et ça coule de source, ça tient debout tout seul, ça existe.

Je me demande pourquoi je kiffe tellement cette littérature américaine de la 1ère moitié du 20ème siècle (Fitzgerald, Capote, Dos Passos, Salinger…), peut-être parce qu’il y a de la finesse mais pas de second degré, de l’humour mais pas d’effet comique, de la tendresse mais pas de complaisance, de la hargne, de la rage, de la classe. Et je me demande, aussi, pourquoi les figures de femmes belles, intelligentes et merveilleusement sensibles qui s’acharnent à construire leur propre ruine m’émeuvent à ce point (comme Jenny dans Forrest Gump).

mercredi 11 août 2004

Les sots, Vincent Degarde, Paris, 11 août 2004

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1er roman de l’impétrant, acheté à cause de l’adjectif « hilarant » dans la chronique du monde littéraire sur la nouvelle vague de la littérature française. C’est effectivement un petit livre amusant, avec un petit côté recueil de blagues éculés sur les débiles (ex : un des sots est sur un puzzle depuis 6 mois mais ne s’inquiète pas parce qu’il y a écrit 4-11 ans sur la boite) et de devinettes archi connues pour intelligents (Degarde ose le « il disparaît quand je l’appelle » et les « deux portes avec cerbères dont l’un ment et droit à une seule question »), ce qui est très énervant. De même on se demande si l’éditeur a lu le livre avant de le publier : Jessica invite Pascal au resto le lundi à 20h et la scène se tient le soir même alors qu’on est vendredi. Il y a comme ça des tas d’invraisemblances qui laisse penser que l’auteur ne s’est pas trop creusé la tronche et pas beaucoup relu, mais comme il dit à la fin que le bouquin est truffé de pastiches, ce sont peut-être les pastiches non relevés qui expliquent les incohérence… J’en ai quand même relevé quelques-uns, notamment les caricatures au début du livre de Delerm, Nothomb, Houellebecq, qui m’ont effectivement hilaré, et un peu plus tard Ellis. Entrecoupant les considérations lourdingues sur la logique (Marie est prof de logique), pleins de propos amusants et intéressants dont notamment des maximes sur la drague qu’il faut que je me greffe au cerveau :
1. En cas de débat d’idées, toujours aller au-delà des possibilités intellectuelles de l’adversaire, serait-ce en bluffant, tout en lui faisant croire qu’on pense qu’il comprend. Ne jamais s’éterniser, ça va deux minutes.
2. Même en cas d’adversaire maternante, ne jamais se laisser plaindre. Dévirilisation assurée. Changer de sujet d’un air blessé si nécessaire.
3. On ne relance jamais deux fois le même thème, sauf volonté explicite de la personne à séduire.
4. Être toujours un peu trop modeste, pour laisser entendre qu’on est exceptionnel.
5. Le lieu est toujours enchanteur à cause de l’être aimé. A part ça on méprise un peu parce qu’on a connu mieux.
Tout ça est un peu décevant au recopiage…

Une chose vraiment réussie dans le livre, c’est la conclusion, la dernière phrase en particulier, « je t’attends ». Ca n’excuse pas les approximations qui jalonnent l’histoire et quelques grosses foirades, mais ça les atténue singulièrement. Encore un point positif : les nombreuses adresses au lecteur sont sympathiques (à quelques lourdeurs près). Adam Thirlwell pourrait en prendre de la graine.

Je ne suis pas bien sûr pour autant d’acheter le prochain livre de Vincent Degarde, sauf peut-être en poche : rien de nécessaire. Quant à ses comparses de la nouvelle vague française qui cite Paul Auster et Milan Kundera en référence (David Foenkinos, Martin Page), je suis refroidi alors que je n’étais déjà pas chaud.

lundi 9 août 2004

Rapport sur moi, Grégoire Bouiller, Paris, 9 août 2004

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Disproportion entre les 2h30 de lecture de ce livre de poche à 3,33 € et les 40 ans qu’il aura fallu à l’auteur pour le pondre. La 1ère phrase est « j’ai eu une enfance heureuse » et la suite résume les drames de cette enfance (conçu lors d’un threesome, Bouiller n’est pas le fils de son père, ses parents sont complètement barrés, sa mère suicidaire) et les répercussions que cette enfance a eu selon lui sur son existence entre 20 et 40 ans, marquée notamment par une période de trois mois dans la rue sur laquelle l’auteur ne s’étend pas. C’est vraiment un bouquin et un type étranges : très simple et complètement tiré par les cheveux, notamment pour les correspondances entre séquelles d’enfance non digérées et péripéties plus ou moins provoquées de la vie d’adulte, naïf et malsain, à mi-chemin entre le « j’en rajoute pas » et le racolage voyeuriste. Le type est beau, sympathique et séduisant mais vrillé de la tronche et il cherche dans son enfance les raisons du vrillage. Et des raisons il en a, lui.

Sinon pleins de délires d’enfant très bien observés et des points de vue intéressants, notamment sur le sexe, « l’une des rares possibilités de se livrer avec quelqu’un à une expérience humaine qui me dépasse (en temps de paix). » J’apprends aussi que Grégoire vient du grec et signifie « celui qui veille », l’éveillé.

Bizarrement, un tas de gonzesses dans ce bouquin mais une fois que l’auteur a eu plus de 9 ans, pas un pote qui soit nommé ou même sommairement décrit. Tout juste une de ses gonzesses qui s’enfile à peu près tous ses potes et à qui il finit par faire une gamine avant de se faire larguer (si je ne mélange pas). Et des relations qu’il choisit parce qu’elles s’insèrent dans son Odyssée personnelle, bouquin dont la lecture en une nuit lui a sauvé la vie, ce qui constitue un des passages obscurs du récit. Un sacré tordu, en fin de compte, qui sent quand même un peu l’intellectuel de salon (ou de boite). Bref je ne sais pas quoi en penser alors autant se contenter de retenir les idées intéressantes de ce que le dos de couverture présente comme un manuel de survie : par exemple que la vie commence à 40 ans, parce qu’avant on ne fait que digérer son enfance. C’est vrai que c’est rassurant d’y croire.

dimanche 8 août 2004

Souvenir d’égotisme, Stendhal, Paris, 8 août 2004

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Je voulais relire Stendhal, le Rouge et le noir par exemple, mais je m’aperçois que cette perspective ne m’excite pas. Puis je tombe sur Souvenirs d’égotisme et je suis content de commencer un Stendhal jamais lu, mais je m’aperçois au fur et à mesure que je l’ai déjà lu ou que j’ai déjà au moins commencé à le lire, et le livre me tombe des mains au tiers environ, à peu prés au même endroit que la fois précédente je crois, quand il explique qu’il était super déprimé en 1821, incapable d’enchaîner une discussion légère (arrivant même à la dernière extrémité : adresser des questions directes à son interlocuteur) pour la bonne raison que ce n’est qu’en 1827 qu’il apprit à avoir de l’esprit. Faudra que je m’obstine et que je pousse jusqu’en 1827 : apprendre à apprendre à avoir de l’esprit m’intéresse au plus haut point, mais je crains fort que cette histoire ne soit elle-même qu’un trait d’esprit. Après vérification, le récit stoppe net en 1822.

mardi 3 août 2004

La destruction d’un cœur, Stefan Zweig, Les Granges, 3 août 2004

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Première approche de Zweig : une lecture frappante. L’histoire d’un vieil homme, sans doute allemand, qui s’accorde quelques vacances en Italie avec sa femme et sa fille unique, après toute une vie de labeur. Le vieil homme s’aperçoit par hasard que l’un des autres habitants de l’hôtel où ils résident se tape sa fille la nuit, alors qu’ils sont arrivés l’avant-veille. Il en est complètement retourné mais ne sait pas quoi faire de sa rage ni comment empêcher sa fille de continuer ou de recommencer, et comment punir l’enfoiré. Finalement il se réfugie dans la solitude et l’émotion lui est tellement insupportable dans son emballement paranoïaque que son cœur explose : il devient absolument indifférent à tout (notamment à sa femme et à sa fille), et tout le monde le lui rend bien, puis finit par crever, bien seul.

Dans la rage du gars révolté par les frasques sexuelles auxquels il assiste impuissant : tout à fait moi ces derniers temps, d’une façon frappante. Mais c’est tout le paradoxe de la nouvelle, genre inventé ici on dirait, on est mis en appétit en s’identifiant immédiatement aux péripéties rencontrées par un personnage, puis immédiatement laissé sur sa faim et sans autre explication : plus la nouvelle est frustrante, plus elle est réussie (à l’image de Boule de Suif de Maupassant). Là c’est le cas parce que j’aurais aimé avoir des explications sur les réactions du vieil homme, si proche de mon incompréhensible énervement récent.

lundi 2 août 2004

La fée Carabine, Daniel Pennac, Les granges, 2 août 2004

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(Re)lecture de vacances, anodine, trouvée sur place. Plaisir d’enfant des histoires brodées par Oncle Pennac au coin du lit. Ca me fait plus marrer comme avant mais je suis encore attendri. Je me souviens que je gloussais comme à la lecture de Gotlib la 1ère fois que j’ai lu le 1er chapitre, où la fée Carabine transforme Vanini en fleur sur une plaque de verglas en forme d’Afrique. Là j’ai pas retrouvé ça, sans doute que l’effet de surprise est nécessaire à une bonne pliade ou peut-être que je l'attendais trop.

Donc c’est un peu moins drôle que dans le temps, mais le talent de conteur de Pennac est toujours aussi plaisant ; de l’art d’émouvoir et de faire rêver avec des matériaux extrêmement simples et éternels. Benjamin Malaussène est héroïque de masochisme mais lisse jusqu’à la niaiserie ; il est quand même un peu jaloux du flic Pastor, vrai héros de l’histoire qui susurre à l’oreille de la belle Julie endormie avec ses gros seins. Mais finalement comme tout finit toujours bien, Pastor embarque plutôt la mère Malaussène et Malaussène conserve sa Julie : tous les méchants sont punis et l’amour triomphe. Dormez bien les petits.

mardi 27 juillet 2004

Ardoise, Philippe Djian, Verbier, 27 juillet 2004

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Copain !! Djian s’est baladé pendant des années avec la dernière page d’Ulysse dans le portefeuille, celle qui figure au dos de l’édition de poche et qui m’a fait me coltiner ce millier de pages obscures pour m’apercevoir que c’étaient les dernières lignes du livre, et que j’ai lue et relue tant de fois ! Et il s’excuse auprès de Robert Mc Liam Wilson de ne pas lui consacrer un chapitre !

Je savais par Sotos que Djian avait une idée de la littérature sans doute pas très éloignée de la mienne, et quand j’ai lu en 2002 qu’il sortait un petit bouquin sur ses auteurs favoris, j’avais noté les noms dont il était question (Fitzgerald, Joyce, Brautigan, Carver, Kerouac je connaissais déjà) et je m’y étais plongé à l’occasion. Quelle ne fût pas ma joie, flânant à l’aéroport de Nice, de tomber sur l’édition de poche d’Ardoise et de m’y plonger enfin.

S’il y a un sujet sur lequel Djian ne rigole pas (tout comme Frank dans Ca, c’est un baiser…), c’est la littérature. Toujours avec modestie, mais avec intransigeance, il nous raconte les livres qui l’ont fait tomber sur ses genoux et l’ont transpercé. Kerouac au-dessus de tout, Carver et Brautigan juste après. Je suis d’accord avec énormément de choses qu’il écrit (et parfois plus que d’accord : à l’unisson), mais Carver et Brautigan me font chier. Et si le trait semble parfois un peu forcé quant aux émotions de lecture (ou elles sont idéalisées avec le temps puisque Djian explique qu’il a ressenti ces chocs entre sa vingtième et sa trentième année), l’essentiel est là : l’amour d’une littérature féroce et stylée, qui creuse la chair jusqu’à l’os. « Le style permet de concentrer toutes les expériences d’un homme en une seule phrase ».

Enfin comme prévu je repars avec un programme de lecture des plus excitants : le gagnant ne gagne rien, d’Hemingway, Tandis que j’agonise, de Faulkner, Moby Dick de Melville, Crucifixion en rose d’Henry Miller, Du monde entier de Cendrars, Ask the dust de John Fante et encore pour après Martin Amis, John Gardner, Stephen Dixon et… Lao Tseu ? Merci Philippe.

lundi 26 juillet 2004

Ça, c’est un baiser, Philippe Djian, Verbier, 26 juillet 2004

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Je me souviens que j’avais lu ici même à Verbier un premier roman de Philippe Djian, il y a 7 ans, peut-être 8, emprunté à la bibliothèque de l’école et que j’avais trouvé impressionnant et très bon : Sotos. Je m’étais promis d’en lire d’autres et puis bizarrement je ne l’ai jamais fait.

Ce roman-ci, paru en 2003, renforce l’idée que j’avais de Djian : un très bon écrivain plein de savoir-faire, d’humour et de tendresse, mais qui ne se départit pas de relents poussifs et laborieux.

C’est l’histoire de Nathan et Marie-Jo, tour à tour locuteur donnant leur point de vue sur l’histoire, qui forment une paire d’enquêteurs et s’enfilent sur les heures de boulot. Nathan est beau, alcoolique, désespéré par le départ de sa femme Chris parti se battre pour la cause anti-mondialiste dans les bras d’un tarzan teuton. Marie-Jo est obèse, complexée, dépressive depuis qu’elle a découvert que son universitaire de mari suce des queues. Ils enquêtent sur l’assassinat de Jennifer Brennen, espèce de cinglée nymphomane pute/bonne sœur et fille du multimilliardaire Paul Brennen qu’elle avait décidé de ridiculiser par tous les moyens.

Le personnage absent de Jennifer Brennen est une vraie réussite, touchante et excitante. Le criminel Ramos, bien qu’un sacré salopard, est pour sa part un peu rapidement survolé. Autre figure touchante, Paula squatte le lit de Nathan qui refuse de la baiser tant qu’il n’a pas tranché entre Chris, Marie-Jo, Paula et une éventuelle 4ème possibilité. Comme de bien entendu, tout finit très mal pour tout le monde, sans exception.

Alors c’est du bon roman, à la limite de l’excellent, mais qu’est-ce qui foire ? Sans doute une lourdeur morale un peu ado, les personnages ne cessant de psalmodier sur l’horreur du monde dans lequel on vit et le peu d’espoir qui nous reste. Le style est un peu dilettante, mais a largement son charme. On pourrait croire que c’est fait exprès pour prouver que l’auteur ne se prend pas trop au sérieux. L’empathie peut-être excessive de l’auteur pour ses personnages participe également aux relâchements ressentis par le lecteur : Djian est un papa gâteau.

Reste que Djian est rock‘n roll : il sait jongler avec les fantasmes, pas seulement sexuels, et fout la trique facilement, même avec une héroïne de 90 kgs. Autre point intéressant : Nathan est persuadé dès le départ que c’est Paul Brennen qui a fait buter sa fille et même si on découvre dans l’enquête que c’est une petite frappe qui a fait le coup, il finit quand même par buter Paul Brennen, victime expiatoire des malheurs du monde, responsable de la mondialisation et de la chute des anges.

Dernier truc foireux : les conseils de Frank à Nathan pour devenir écrivain. C’est lourd et ça n’a rien à faire là. Djian nous livre la suite de ses réflexions sur le boulot d’écrivain entamées avec Ardoise. Ça ne va pas très loin et ça n’ajoute aucune profondeur au roman.

vendredi 23 juillet 2004

La conspiration des imbéciles, John Kennedy Toole, Billième, 23 juillet 2004

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Alors là grande classe : un livre parfait, du niveau (selon mon appréciation personnelle) du Rouge et le Noir et de Eurêka Street. J’en suis béat d’admiration et plein de reconnaissance pour Hâdrien, auquel je devais déjà la découverte du Maître et Marguerite et des Courtisanes de Balzac.

Un livre hilarant, burlesque, poétique, désespéré, politique, mystérieux, romantique, crade, profondément original, bien écrit, bien traduit la plupart du temps, épais, dense. Bref à lire et à relire comme mes deux livres de chevet précités, que je compte relire bientôt soit dit au passage, et à la suite desquels je relirai celui-ci.

Voici donc la fabuleuse épopée d’Ignatius Reily, génie mégalomane de 28 ans en guerre avec la société : obèse, moustachu, fin lettré, il vit chez sa mère à la Nouvelle-Orléans, dont il n’est sorti qu’une fois pour se rendre à Baton-Rouge mais on n’est pas près de l’y reprendre, et travaille à son œuvre. Sa philosophie met en avant la théologie et la géométrie et s’inspire de l’œuvre du romain Boèce, apparemment un stoïque pour lequel toute volonté de succès est méprisable. Avec son anneau pylorique capricieux, son considérable surpoids, sa crasse, sa maladresse, sa mauvaise foi, son égoïsme et son combat anti-social, Ignatius est rejeté de toute part, mais il n’en a cure. Seule sa mère qui subvient à ses besoins, et Myrna Minkoff son amoureuse platonique rencontrée à l’université, entretiennent des relations avec lui. Jusqu’au jour où à la suite de complications financières, la mère d’Ignatius le contraint à aller chercher du travail. S’en suit une avalanche de catastrophes et de fiascos, aux pantalons Levy dans un premier temps, puis au Paradise Vendors de Mr Clyde (magnat de la Francfort), parsemés de combats politiques houleux tels que la croisade pour la fierté des Maures ou l’avènement de la paix universelle par la réservation de la carrière militaire aux seuls homosexuels. Ignatius profite de ses déboires pour alimenter son journal d’un jeune travailleur, très susceptible d’être adapté au cinéma et de clouer le bec à l’arrogante Myrna Minkoff. Toujours est-il que de déboires en cataclysmes, Ignatius se met dans de si sales draps que seule l’apparition in extremis de Myrna Minkoff permet de le sauver des infirmiers envoyés par sa mère pour l’interner : Ah l’amour…

Pour le burlesque et la galerie de personnages (Mr Jones, Lana Lee, Mr et Mrs Levy, Gonzalez, Mrs Trixie, Darlena, Mr Clyde, Mr Greene, etc…), on dirait du Pennac en plus profond, avec de la densité psychologique en dépit de figures parfaitement farfelues. Là-dessus Ignatius est un génie dont la culture et le vocabulaire sont vastes, et la peinture de l’Amérique des années 60 est à la fois originale et cruelle (l’obsession des « communisses », l’agent de police Mancuso désespérément à la recherche d’un suspect, les noirs et l’esclavage moderne, le « bouligne »…). Ignatius entretient une relation étonnante avec la télé et le cinéma : il se délecte du mauvais goût et de la vulgarité des programmes et ne les raterait pour rien au monde, tant il a plaisir à détester ce spectacle. De même, quand il est particulièrement satisfait d’un de ses écrits, il le qualifie de « commercial ». Une des qualités de ce livre et de ses personnages est ainsi de laisser de la place aux paradoxes et aux contradictions. C’est de là que vient l’épaisseur.

L’épaisseur peut-être aussi vient de ce que l’associabilité d’Ignatius est sans doute en partie celle de l’auteur, qui s’est suicidé à 32 ans quelques années après avoir écrit ce livre, se croyant apparemment un écrivain raté. Peut-être tout simplement qu’il avait tout mis dans un seul livre.

mardi 29 juin 2004

La banque S., mon aventure professionnelle vécue au sein de cet établissement durant près de 30 ans, Anonyme, Paris, juin 2004

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Je m’aperçois que j’ai interrompu mes travaux d’écriture après la lecture de ce petit ouvrage de mon grand-père. Je ne savais pas si je devais écrire là-dessus, j’ai pas envie de le défoncer, c’est mon grand-père quand même et en bien des points il est cool. Mais ce petit fascicule n’en reste pas moins une aberration pathétique.

Que mon grand-père occupe ses vieux jours à compiler et rafraîchir les souvenirs de son parcours professionnel, c’est une chose, mais pourquoi en publier le résultat insignifiant et lui donner la forme d’un livre. C’est triste à plusieurs égards : manque de lucidité de l’auteur, faiblesse de son entourage (moi compris) qui l’a beaucoup poussé dans cette tâche comme une vieille sénile en maison de retraite à laquelle on fait enchaîner les napperons, et, plus douloureux que le reste, mise en avant du côté suffisant et médiocre de mon grand-père. Comme toujours, ce qui nous irrite chez les autres, et chez les gens qu’on lit en particulier, est bien souvent qu’il nous confronte à ce que l’on a en soi et refuse de voir. En l’espèce, avec ce « livre », la filiation décuple l’effet miroir.

Ce n’est pas tant le parcours de Jacques V. qui pose problème, je suis sûr qu’on aurait pu en faire un chef d’œuvre littéraire et en tout cas il me semble respectable pour le peu qu’on en apprend, l’horreur c’est la médiocrité du rapport. L’auteur se concentre sur la particularité prégnante selon lui de la banque S., qui est d’être une entreprise franco-italienne dont la bi-nationalité a pu se maintenir près d’un siècle, alors même que par moment ses deux mères-patries étaient en guerre. Sorti du lectorat de Valeurs actuelles ou des retraités octogénaires qui cotisent au MEDEF par sentimentalisme, difficile d’émouvoir les foules avec un sujet pareil. En gros c’est l’historique des AG du conseil d’administration de la banque S.… Mon grand-père va crever, il lui reste un message à délivrer à l’humanité, et à ses enfants et petits-enfants en particulier, et voilà le point important auquel il consacre ses dernières énergies. Enfin non si ça l’amuse parfait, mais qu’il ne nous l’inflige pas comme testament. Pour ça il aurait fallu qu’il s’expose au moins un peu.

Bref c’est d’une chiantise absolue (et recherchée ?) et je me le suis quand même coltiné in extenso pour pouvoir en discuter avec lui. Là comme ça je ne vois pas bien ce que je vais pouvoir lui en dire. Peut-être simplement j’essaierai de comprendre pourquoi ça lui tenait à cœur de nous faire chier avec ça.

Zombies, Brett Easton Ellis, Portugal, fin juin 2004

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Dernier ouvrage de Brett Easton Ellis publié en français que je n’avais pas lu, prêté à G. qui m’en avait dit le plus grand mal et… heureuse surprise. Toujours l’artifice habituel de cet écrivain, qui lui permet d’allier légèreté et dramaturgie : des personnages absolument creux, littéralement vides, qui ne se distinguent les uns des autres que par certains tics consuméristes obsessionnels. La peinture d’une société de consommation dégénérée au dernier stade, dans laquelle il est hors de question d’envisager de survivre sans Wayfarer. Il en résulte une frivolité charmante et le désespoir le plus noir. Et comme toujours répétition du même motif à l’infini , avec absorption régulière d’anti-dépresseur et de stimulants divers, pour l’ambiance claustrophobique… Quand on y réfléchit à froid, difficile de comprendre le plaisir morbide que l’on ressent à la lecture d’Ellis.

Zombies présente tout de même la particularité d’être un recueil de nouvelles, ce qui fait que les personnages sont plus facilement identifiables que d’habitude, et il y a des liens, qui restent flous, entre les personnages des différentes nouvelles, si bien que l’on a finalement l’impression que ces histoires successives ont moins ni queue ni tête que dans Moins que zéro ou Les lois de l’attraction. Pour ce qui est des liaisons entre les différentes nouvelles on dirait qu’Ellis s’est inspiré de Manhattan Transfer, et en tout cas c’est très amusant. Au final ça donne du Brett Easton Ellis light, mais réussi : c’est plus léger et plus ludique, mais la saveur et le goût âcre sont bien là.

samedi 5 juin 2004

Hell, Lolita Pille, Paris, 5 juin 2004

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Voilà une petite qui a bien lu Brett Easton Ellis. Elle en donne une version parisienne, moins hallucinée et donnant plus de prises au lecteur. Cependant si elle était capable d’en faire 600 pages on pourrait crier au génie (les 220 pages de Hell se lisent en 4 heures). Et si vraiment elle a écrit ça à 17 ans c’est très impressionnant. Elle écrit très bien, on sent la rage, le ton est juste, l’auteure est renseignée, crédible, très peu de la puérilité qu’on pourrait attendre de n’importe qui à 17 ans.

D’ailleurs Hell est majeure, 18 ou 20 ans ; elle est bien sûr extrêmement belle, extrêmement riche, extrêmement intelligente et extrêmement dépravée. Elle habite dans le 16ème, ne fout plus rien depuis son bac à part s’enfiler des montagnes de coke, claquer des milliards de tunes en restos et boites (Bains, Cabaret, Queen) et se lever à 17h. Elle traîne avec ses copines et consomme des mecs, jusqu’au jour ou Andrea l’embarque dans sa Porsche. Un truc que Brett Easton Ellis ne dirait jamais : ces deux-là sont vraiment amoureux l’un de l’autre et le livre est une histoire d’amour. Amoureux, ils abandonnent la coke et les boites pendant six mois, puis l’ennui les gagne, alors ils se remettent à la coke et aux boites encore plus fort, se perdent en route, se séparent, retournent chacun de leur côté à leurs vies vaines. Au moment où Hell et Andrea se rendent compte qu’au final ils préfèrent quand même se faire chier ensemble, Andrea se crashe en Porsche à la Concorde. Alors Hell n’a plus qu’à retourner se taper plein de Coke et plein de boites en réalisant qu’avant elle était pas encore complètement désespérée et que maintenant ça y est. Cool… La dernière scène, c’est Hell qui remet illico dans un taxi un quidam littéralement ramassé au Queen et ramené chez elle, dont elle a obtenu un enculage dans la bibliothèque de papa.

Une bonne petite lecture divertissante en somme ; les méchancetés infligées par Hell et Andrea à tout ce qui n’est pas Hell et Andrea sont particulièrement réussies. Je me demande si la jeune Pille (pseudo en hommage à ses inspirateurs ?) a écrit d’autres choses depuis : si elle réussit la même légèreté et la même rage en plus dense, ça va cartonner… Enfin question référence culturelle, elle enfonce Adam Thirlwell très profond. Outre la Traviata racontée in extenso, elle cite Vivian la pretty woman : définitivement cool.

dimanche 30 mai 2004

Politique, Adam Thirlwell, Paris, 30 mai 2004

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Livre à la mode à la couverture attrayante, globalement médiocre, extrêmement mal écrit (ou mal traduit) sous une tentative d’audace formelle qui hormis certains dialogues se révèle essentiellement et rapidement pénible. Surtout c’est terriblement pédant et prétentieux. L’auteur prétend dérouter le lecteur par d’incessantes injonctions : vous pensez ça mais en fait non, mais finalement si, j’aime untel, j’aime pas telle action, tel jugement, etc… de la provocation ratée. Quant à l’étalage de quelques pauvres références culturelles, c’est carrément misérable de convenu et de lourdeur alors que le concept est amusant : présenter une théorie personnelle à partir d’une anecdote culturelle et montrer comment elle éclaire l’histoire. Seulement ça demande un peu de brio et là à part en deux ou trois occasions, ça tombe complètement à plat. Provoquer en se montrant totalement immodeste, je trouve ça plutôt sympathique au départ, mais quand l’auteur se révèle en carton, ça fait mal.

À part ça quelques scènes de cul sympathiques (le livre est l’histoire d’un ménage à trois) mais là non plus rien d’extraordinaire, loin de là. La meilleure scène du bouquin me semble être la page 277, où l’auteur annonce une scène de sexe, décrit ce qui traîne dans la tête de Moshe et Anjali abandonnés par Nana et conclut ainsi : « Mais pourquoi cela était-il une scène de sexe ? Parce que pendant que j’expliquais ce que Moshe et Anjali ressentaient, il se touchaient, en silence. »

Enfin, exemple de jugement moral lourdingue que l’auteur multiplie, Vaclav Havel s’est selon Thirlwell fait traité d’exhibitionniste moral par Milan Kundera en 1968, c’est le dernier étalage culturel du bouquin et il se termine ainsi : « J’aime Milan Kundera. Je l’aime beaucoup. » Décidément ce Kundera a tout pour déplaire.

mardi 11 mai 2004

Manhattan transfer, John Dos Passos, Paris, 11 mai 2004

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Clairement un chef d’œuvre, un truc dense, superbement écrit, composé de 1000 nouvelles enchaînées chronologiquement sur les trente premières années du 20ème siècle, où une quantité éblouissante de personnages se croisent et s’entremêlent dans Manhattan. Impossible à suivre complètement, sans queue ni tête, même si on devine intuitivement une construction superbe et machiavélique où chaque personne occupe une place et signifie quelque chose, des histoires, parfois quelques lignes, qui se suffisent à elles-mêmes tellement l’évocation est puissante.

Le tableau est sombre : tous sont maudits. D’Ellen, ou Elaine, ou Ellie, femme fatale dégoûtée d’elle-même et du venin qu’elle distille, à Jimmy Herf, superbe de gentillesse, de tendresse et d’incertitudes, qui ne sait pas ce qu’il cherche mais sent bien que ça lui échappe, ou James Merivale, pauvre fils à maman dépeint avec une subtilité touchante, ou encore Joe Harland, qui n’en finit pas de descendre mais reste beau sans être digne, et George Baldwin, avocat dépressif chronique mais conquérant, symbole de réussite sociale et de faillite personnelle, puis Stan Emery, miroir d’Ellen qui en sera irrémédiablement amoureuse et ancêtre de Dean Moriarty, et encore sans doute une centaine d’autres.

C’est la ville, ça grouille, c’est sale et chacun suit sa pente sans avoir le moyen de se soucier des autres mais tout en s’étonnant d’en être aussi bouleversé, comme Ellen quand elle sort du tailleur où Ana Cohen vient de se faire défigurer par brûlure : « Pourquoi suis-je si bouleversée ? se demanda t-elle. Juste la guigne de certaines personnes… Ça arrive tous les jours ces choses-là. ». Saturations d’odeurs enfin, qui sont autant de souvenirs : « Cornichons, piment, écorces de melon répandent en vrilles tordues et froides un parfum humide et poivré qui s’élève comme un jardin de primeurs, parmi les odeurs musquées de lits, et le vacarme rance de la rue pavée qui s’éveille. »

mardi 6 avril 2004

Essai sur le goût, Montesquieu, Paris, 6 avril 2004

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Décidé à me pencher sur Montesquieu après une remarque de Stendhal (quelque chose comme : « ce n’est pas de l’admiration que j’ai à l’endroit de Montesquieu, mais de la vénération »), je commence prudemment par ce tout petit essai inachevé destiné à figurer dans l’encyclopédie de Diderot et D’Alembert.

Il s’agit en fait d’un petit traité du plaisir, répertoriant sur un mode relativement abstrait les différentes espèces qu’on en a et leurs causes. Il y a quelques idées étonnantes par leur modernité ou leur naïveté, tel le plaisir d’admirer un vaste panorama comparé à celui d’embrasser une idée vaste, ou encore le fait que l’on apprécie la symétrie pour ce qu’elle permet de diviser le boulot de regarder par deux. Mais dans l’ensemble je serais bien en peine d’en tirer quoi que ce soit… un rapport avec Stendhal peut-être, à propos de l’admiration pour le naturel et du peu de goût pour les poses affectées, dénoncées comme non esthétiques.

Il y a comme une ambiguïté ou un compromis chez Montesquieu entre intellectualisme et sensibilité, et peut-être faut-il chercher ce conflit chez Stendhal qui paraît mettre la sensibilité tellement devant, mais qui se raccroche à l’intelligence quand il ne sent pas.

Ce court essai rédigé de façon un peu sèche fait en tout cas hésiter à se lancer dans un pavé du même tonneau.

dimanche 4 avril 2004

Qui a tué Daniel Pearl ?, Bernard-Henri Levy, Paris, 4 avril 2004

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Romanquête de BHL, qui se met dans les pas de Daniel Pearl, journaliste juif américain du Wall Street Journal enlevé, séquestré puis assassiné au Pakistan au début de 2002 par des fondamentalistes musulmans peu après l’intervention des Américains en Afghanistan. Le sujet du livre est résumé dans sa dernière phrase : « hommage à mon ami posthume et appel au partage des Lumières ».

L’idée du livre est absolument géniale et les résultats de l’enquête inespérés, presque trop beaux pour être vraisemblables : Omar Sheikh, le cerveau de l’enlèvement, est un obsessionnel du kidnapping contre rançon. Incarcéré en Inde en 1994 après avoir exercé sa spécialité sur des touristes, il est libéré en 1999 à la suite du détournement d’un avion par ses acolytes en Afghanistan, en échange de ses 156 passagers (moins 1). Visiblement Omar Sheikh est quelqu’un d’important, et pas le lampiste pour lequel on essaie de le faire passer… Après plusieurs voyages au Pakistan, en Inde, en Angleterre, en Afghanistan, aux Etats-Unis, BHL, avec ses méthodes d’investigation parfois ettonantes (regarder fixement les lieux où sont passés les protagonistes, lire la presse, se projeter dans la psychologie de la victime et du bourreau, en gros rassembler toute l’information disponible, ce qui suppose que la vérité est là, à portée de main, mais que personne n’a fait l’effort de rassembler toutes ses composantes éparses ; à mon avis ce doit souvent être une méthode efficace), en arrive aux conclusions suivantes : Omar Sheikh est à la fois un agent éminent de l’ISI, les services secrets pakistanais, et le « fils préféré » de Ben Laden, notamment chargé des questions financières au sein d’Al Quaïda ; l’assassinat de Daniel Pearl serait une double commande de l’ISI (soucieuse de mettre des batons dans les roues de Musharraf, Mohajir (i.e. venu d’Inde au moment de la partition) qui a commencé à dépunjabiser l’ISI dont 90% des officiers supérieurs sont punjabis de souche et donc inquiets de l’influence croissante des millions de Mojahirs) visant à décrédibiliser le rôle d’allié du Pakistant aux Etats-Unis, et d’Al Quaïda, dont Daniel Pearl s’apprêtait semble t-il à dévoiler des réseaux aux Etats-Unis : il a été enlevé en cherchant à rencontrer Gilani, sorte de gourou ayant implanté sa secte aux Etats-Unis avant de s’exiler au Pakistan.

BHL au cours de son enquête met en évidence les très nombreux liens existant entre l’ISI et les milieux islamistes, et notamment le fait que les pères de l’arme nucléaire pakistanaise sont eux-mêmes des fanatiques considérant que leur bombe appartient à l’ensemble de la nation islamique, et non au seul Pakistan. Vu sous cet angle le risque de prolifération est naturellement décuplé. La conclusion pour BHL est que le Pakistan est le plus voyou des Etats voyous, et le nœud des difficultés du monde au 21ème siècle (plus que le Pakistan lui-même : l’Etat dans l’Etat au Pakistan, bien que la grande majorité des pakistanais semblent sous la plume de BHL complètement braques et fanatisés).

Peut-être le plus intéressant du livre : à la fin BHL lui-même n’est pas certain de ne pas s’être emballé tout seul, de ne pas avoir été manipulé sur toute la ligne. Souvent pris de vertige devant la complexité abyssale des réalités qu’il découvre successivement, il conclue plusieurs de ses chapitres d’un « je ne sais plus… » découragé. D’où vient que ce romanquête, dont on pourrait supposer que le mélange de fiction et de rigueur journalistique soit contre-productif, s’avère au final une forme littéraire intéressante et efficace : le réel est insaisissable, il s’échappe quand on croit le saisir et il ne reste plus qu’à essayer encore.

Il est seulement à regretter que BHL ne puisse pas s’empêcher de faire du BHL : il a de l’énergie et sans doute du courage, mais assurément pas de talent d’écriture… et de la morale un peu niaise à revendre : l’éternel manichéisme des justes contre les salauds ; on comprend qu’il ne veuille pas trop s’en prendre à Daniel Pearl, mais de là à en faire à ce point l’incarnation sur terre de l’innocence… On se prend à rêver de ce qu’aurait pu donner une matière première aussi fabuleuse sous la plume d’un grand écrivain.

mardi 16 mars 2004

L’ignorance, Milan Kundera, Verbier, 16 mars 2004

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Petit livre qui se lit vite et gentiment. Irena, émigrée tchèque à Paris depuis 20 ans, se heurte à l’incompréhension de ses amis français, qui ne conçoivent pas qu’elle ne désire pas retourner vivre dans son pays après la chute du communisme. Elle fait un essai, mais sa vie n’est plus là-bas : elle n’est de nulle part. En chemin, elle croise Josef, dans une situation analogue ; ils se paient une bonne partie de cul puis chacun retourne à sa solitude.

Il y a, au milieu d’un certain nombre de lieux communs, quelques idées intéressantes, notamment sur l’utilité du communisme. L’adhésion au communisme a permis aux gens « de combler leurs besoins psychologiques les plus divers : le besoin de se montrer non conformiste ; ou le besoin d’obéir ; ou le besoin de punir les méchants ; ou le besoin d’être utile ; ou le besoin d’avancer vers l’avenir avec les jeunes ( ??) ; ou le besoin d’avoir autour de soi une grande famille. » L’ensemble reste décevant. Ça sent un peu son littérateur mondial (qui montre qu’il peut décliner le mot nostalgie en à peu près 12 langues sans que ce soit du moindre intérêt), ce qui n’est pas sans rappeler Coehlo ou Süskind. Ça serait intéressant de lire L’insoutenable légèreté de l’être pour voir si Kundera appartient à cette catégorie : à la réflexion les personnes qui me l’ont vantée me rappelle un peu les enthousiastes du Parfum ou de la bouse de Paulo Coehlo dont je ne me rappelle même plus le nom, ah si L’alchimiste… D’ailleurs Albert Cohen aurait aussi sa place dans le club bien que lui se fasse chier à en tartiner des paquets.

Bref cette « ignorance » est une lecture somme toute assez anodine (bien que pas déplaisante, on s’intéresse tout à fait aux personnages et ça se lit très facilement), mais pour être juste il y a peut-être un niveau de lecture plus approfondi qui m’a échappé (et déjà : pourquoi ce titre ?). Dans la crainte qu’il n’y en ait pas, je m’abstiens de le chercher.

dimanche 14 mars 2004

Stendhal, le bonheur vagabond, Jean Lacouture, Verbier, 14 mars 2004

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Délicieuse récréation pour beyliste (« beylants » disent certains) qui donne très fortement envie de se replonger dans la lecture de son auteur favori, et me fait regretter de ne pas avoir emmené les promenades dans Rome à … Rome où j’étais il y a seulement deux semaines. Certes Jean Lacouture ne s’est pas trop foulé puisque près d’un quart de son petit livre est constitué d’extraits du journal de Stendhal ou de ses ouvrages « touristiques », et que c’en est de très loin la partie la plus savoureuse. Mais au moins il évite la plupart du temps les bavardages, choisit bien les extraits et apprend au lecteur (surtout au lecteur largement ignorant comme moi) une foule de choses souvent croustillantes.

Le point d’interrogation de Lacouture, qui reste sans réponse, réside dans le lien entre la frénésie de voyage de Stendhal et le moteur de son écriture. Il a notamment voyagé 5 mois en 1838 avant de dicter d’une traite la Chartreuse de Parme en 53 jours, mais les contrées traversées sont sans aucun rapport, ni géographique, ni affectif, avec le sujet de cet ouvrage. Pour Lacouture, l’obsession de mouvement chez Stendhal lui permet de se mettre en condition d’écriture en saturant son esprit d’impressions, de rencontres, de petits soucis matériels, pour vivifier son esprit et aller à l’essentiel : une sorte d’ascèse pour ce gros dilettante. Je veux bien souscrire à cette proposition.

Toujours est-il qu’on ressort encore plus amoureux du personnage, qui ne pense certes qu’à enfiler des servantes (dont une à qui il « prend les deux culs » !! il faudra éclaircir cette expression…), semble une feignasse finie (mais donne cependant satisfaction quand il daigne se mettre au boulot) et formule des jugements à l’emporte-pièce sur tout et n’importe quoi. Que ses livres sont plaisants, on ne saurait mieux l’exprimer qu’un de ses admirateurs, qui lui écrit : « … votre plume, toute légère qu’elle est, n’en est pas moins la massue des préjugés ; rien ne donne le désir de causer avec vous comme de vous lire. Cette aristocratie d’esprit et cette libéralité de sentiments vous placent à part de tout ce qui est écrit maintenant… la profondeur dans la légèreté : voilà ce qui fait les livres amusants et durables » (A. de Custine, 1838). Stendhal ou l’anti-Chateaubriand…, mais Stendhal à défaut à défaut d’aimer Chateaubriand l’admirait paraît-il… et il vénérait Montesquieu, qui fera de ce fait partie de mes prochaines lectures. Donc que l’écriture de Stendhal soit incomparable, on le savait, mais comment se fait-il que le personnage lui-même soit tellement attachant et émouvant, et sans pour une fois que l’émotion résulte d’une identification à ce qui n’en est pas moins un héros…. Vas savoir Henri, Frédéric, …, mais ce qui est sur c’est que tu nous fais bien marrer, Lacouture, moi et pas mal d’autres apparemment.

samedi 13 mars 2004

Les Mémoires d’outre-tombe, tome II, Chateaubriand, Verbier, 13 mars 2004

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Fini ce jour le deuxième tome des Mémoires d’Outre-tombe, de Chateaubriand (il y en a quatre au total). J’avais récupéré les deux premiers tomes parmi les livres laissés par mon grand-père René, avec une autre excellente trouvaille bien plus digeste : la vie devant soi de Romain Gary / Emile Ajar.

J’aurais aimé disserter de Chateaubriand avec mon Bon Papa : s’il l’avait lu à mon avis il était fan. Chateaubriand est parfois énervant de bigoterie, mais il a un sens de l’honneur et de la grandeur indéniable, qui me font penser à mon grand-père. Tous deux partagent cette ambiguïté entre fidélité inébranlable à leur idéologie (christianisme et monarchisme pour Chateaubriand, pétainisme teinté d’un fatalisme à mi-chemin entre le bouddhisme et le fascisme, aussi curieux que ça puisse paraître, s’agissant de mon extraordinaire grand-père), et ferme volonté de ne pas se raconter d’histoires, de juger en profondeur et en équilibre en respectant la réalité et sa complexité. Le jugement de Chateaubriand sur Napoléon est à cet égard caractéristique et éminemment important dans l’ouvrage puisque toute la 1ère partie de la « carrière politique » de l’auteur y est consacrée (soit la moitié du tome II) : la biographie de Napoléon par Chateaubriand ressemble parfois au réquisitoire d’un procureur au tribunal de l’histoire (Article du Mercure de 1807 : « … l’historien paraît, chargé de la vengeance des peuples »). La partialité du résumé choque par endroits, en particulier lorsqu’elle se conjugue avec un style ampoulé (« épique » dit pudiquement le préfacier de cette édition) et un agenouillement systématique devant tout ce qui a un peu de sang bleu ou un rapport quelconque avec le Pape. Malgré tout le jugement d’ensemble apparaît fort juste : on sent la colère de Chateaubriand contre les crimes de l’Empereur, mais il crie également au génie, un génie froid au bilan calamiteux, du moins tel qu’on pouvait le percevoir en 1815. Au moins la grandeur de Bonaparte ne fait-elle aucun doute, et Chateaubriand lui en est d’autant plus reconnaissant qu’il est ulcéré par la petitesse, fort répandue à cette époque troublée : « Il y a des temps où l’on ne doit dépenser le mépris qu’avec économie, à cause du grand nombre de nécessiteux. »

Chateaubriand a des airs de spectateur engagé à la Aron même s’il a eu plus d’activités : se rêvant explorateur, il part à la découverte de l’Amérique du Nord autour de ses vingt ans, revient après le début de la Révolution puis s’exile en Belgique et s’engage dans l’armée de Condé, ce qu’il dénomme pompeusement sa « carrière militaire ». Celle-ci tourne court et il s’exile alors plus chichement, longuement et littérairement en Angleterre, revient sous l’Empire qu’il sert à Rome avant de démissionner en 1804 après l’exécution du Duc d’Enghien. Il devient alors opposant à Napoléon. Le génie du christianisme (1802) avait eu un grand retentissement et propulsé Chateaubriand sur le devant de la scène, ce qui lui permet de revendiquer la réhabilitation du christianisme, bien amoché par le Siècle des philosophes. Encore faut-il observer que ce succès entrait dans les plans de Napoléon qui préparait le Concordat et était donc content de mettre Chateaubriand à son service.

Ce pavé fort instructif tombe parfois des mains, malgré des fulgurances soutenues par une culture classique incroyablement riche, par exemple cette citation de Tibulle (Elégies, I, vers 45-46) : « quam iuvat immites ventos audire cubantem », quel plaisir d’entendre les vents sauvages, tandis qu’on est au lit (et de presser tendrement sa maîtresse sur son cœur). Autre citation célébrissime : « Tout à coup une porte s’ouvre : entre silencieusement le vice appuyé sur le bras du crime, M. de Talleyrand marchant soutenu par M. Fouché. »

Sur la démarche des mémoires, Chateaubriand précise dès l’introduction qu’il ne dira pas une vérité exhaustive et qu’il taira ses turpitudes, avançant que déballer ses errements personnels ne serait d’aucun intérêt. Il semble cependant que ce si bon chrétien ait régulièrement vécu dans le pêché et se soit trouvé être un grand amoureux...

La lecture des tomes III et IV dépendra de leur sommaire. Il est possible que l’âge avançant Chateaubriand devienne insupportablement acariâtre, mais son récit de la Restauration doit être délectable…