samedi 15 décembre 2007

Lunar Park, Bret Easton Ellis, Paris, 15 décembre 2007

-
Bret Easton Ellis raconte la tentative de Bret Easton Ellis, écrivain à succès bisexuel et omnidéfoncé, de fonder un foyer stable et apaisé, avec femme, enfants et chien. Pour nous expliquer comment il en est arrivé là, il retrace sommairement son parcours depuis la publication de son premier livre, alors qu’il était encore étudiant, et que l’on peut résumer à une énorme orgie ininterrompue de drogues, d’alcools et d’antidépresseurs. Après une énième overdose agrémentée d’un arrêt cardiaque, il saisit la proposition de Jayne de venir s’installer chez elle dans les Midlands. Jayne est une actrice très célèbre qui lui a fait un enfant dans le dos une douzaine d’années auparavant, enfant auquel Jayne a par inadvertance donné le prénom de Robert, celui du père honni d’Ellis, et dont Ellis ne s’est jamais préoccupé.

Le cœur de l’intrigue se déroule sur une semaine à partir de Halloween. Ellis est là depuis quelques mois et la situation est déjà difficile : il recommence à boire et à se droguer, fricote avec ses étudiantes, couche de moins en moins avec Jayne et ne parvient pas à établir le contact avec Robby. Il n’y a pas vraiment d’histoire, il s’agit plutôt d’un barrage en vrille progressif : la maison d’Elsinore lane se transforme progressivement en celle de Sherman Oaks où habitait la famille Ellis à L.A., un certain Clayton se balade dans la vieille Mercedes du père d’Ellis, un enquêteur du nom de Kimball apprend à Ellis qu’un type se prend pour Patrick Bateman et reproduit scrupuleusement les crimes d’American Psycho, en s’en prenant dans l’ordre aux homonymes adéquats, des mails étranges arrivent, le corbeau en peluche de Sarah, la jeune fille de Jayne, semble vivante et agressive, de jeunes garçons disparaissent, enlevés ou volontairement retirés du monde… Au bout du compte Ellis pète totalement son câble, Robby disparaît et Jayne demande le divorce, le tout sans que l’on suive très bien ce qui relève du réel et ce qui appartient à la vie psychique d’Ellis. A la fin rien n’est résolu, toutes les pistes sont laissées en suspens. On comprend simplement plus ou moins que Robby et Bret sont peut-être la même personne, et que les garçons disparaissent pour échapper aux pères ou pour éviter de les haïr ou de leur mentir. Bret se retrouve face à Robby dans la position de son père et ça porte tous ses démons à leur paroxysme (Ellis prétend d’ailleurs que Patrick Bateman est une représentation de son père). Bref la confusion psychologique d’Ellis est parfaitement rendue. Les imbrications entre réalité, délire, vantardises et confessions font l’originalité de ce livre, très plaisant à lire malgré son foisonnement, avec quelques scènes particulièrement délectables comme le dialogue avec Mc Inernay à la fête d’Halloween (ces deux-là sont copains comme cochons depuis bien longtemps, peut-être servent-ils de modèles pour Russell et Jeff dans 30 ans et des poussières ?), les scènes de chauffe avec Aimee Light, le dîner entre couples bourgeois. Les barrages en vrille sont parfois un peu longuets mais finalement assez variés. Ce qui est très fort c’est le sentiment de sincérité que donne Ellis, qui balance tout y compris (et surtout) ses contradictions et ses turpitudes, avec une dureté qui n’a pas dû être facile à recevoir par ses proches (sa mère et ses sœurs notamment, mais aussi des gens comme Jay Mc Inernay, balancé en sérieux repoudrage, son père quant à lui est heureusement mort depuis bien longtemps) comme si la notion d’intimité n’existait pas ou était de peu de prix si c’est pour écrire un beau passage. Et en même temps c’est tellement barré que c’est obligatoirement largement romancé, ce qui peut constituer une protection…Il y a enfin toute la virtuosité de la mise en abyme, particulièrement éclatante dans la première partie du livre, où l’auteur passe en revue tous les incipit de ses romans, en commençant par… Lunar Park. Bref un sacré ovni un peu inégal, du moins baissant un peu sur la fin, dont il sera intéressant de lire des commentaires ou des exégèses pour en approfondir les diverses significations.

dimanche 2 décembre 2007

Entre les murs, François Bégaudeau, Paris, 2 décembre 2007

-
Un professeur de français d’un collège du 19ème arrondissement rend compte de son année scolaire 2003-2004. Chaque chapitre commence par un retour de vacances, avec retrouvaille de collègues débordant de fol enthousiasme. Une bonne part du compte-rendu concerne d’ailleurs la vie entre profs, qui a l’air presque plus pesante que les classes difficiles : gros déprimés à haut niveau de procrastination, victimes pathétiques s’étant manifestement trompé de vocation, et surtout médiocrité du niveau général. L’autre grande alternative aux scènes de classe, ce sont les voyages chez le principal qui se succèdent à un rythme élevé, une fois sur deux pour un certain Dico (ça existe comme prénom ?). L’essentiel de ce qui est rapporté reste les échanges en classe, la confrontation entre la langue grammaticalement correcte, le sens rigoureusement défini par le professeur, et la poésie approximative des jeunes analphabètes (au sens littéral pour certains).

L’ambiance est excellemment rendue, avec les rapports de force, l’hostilité de principe, les moments où perce le dialogue, les exaspérations, la foi du professeur et ses découragements, le ridicule des accoutrements adolescents tellement uniformes, et la surprise dans le regard extérieur. Bégaudeau évite la plupart du temps la bienpensance ou le ton moral ; il arrive à garder, tout comme son héros, un point de vue équilibré, ce qui est assez fort compte tenu du contexte. On ne peut s’empêcher de penser qu’il en rajoute un peu sur le concentré d’immigrés, surtout dans un collège du 19ème (parmi la multitude de prénoms cités, il doit y en avoir 5% qui ne soient ni maghrébin, subsaharien ou asiatique), mais c’est sans doute plus pour mettre en scène le décalage langagier, véritable objet du récit, que par volonté de porter un message quelconque. On reste dans l’ordre du constat fasciné, ce qui en fait un livre à la fois totalement respectable et tout à fait plaisant, mais de portée peut-être un peu limitée.

dimanche 18 novembre 2007

J’irais cracher sur vos tombes, Boris Vian, Paris, 18 novembre 2007

-
J’avais toujours cru d’après son titre que ce livre était plus ou moins autobiographique. En fait c’est un roman totalement imaginé par l’auteur, qui raconte la vengeance de Lee Anderson, noir (à seulement 1/8ème) sans en avoir l’air dans une Amérique raciste. Le fond du message de Boris Vian est étonnant et finalement très fort : ce qui compte dans la vie, c’est de se venger. Le frère de Lee a été lynché parce qu’il fricotait avec une blanche. Son autre frère plus âgé est un brave type incapable de rébellion ; c’est à Lee qu’incombe la vengeance de la mort de son frère. Plutôt que de s’en prendre directement aux assassins, il déménage dans une contrée où personne ne le connaît, prend un boulot dans une librairie et commence à fréquenter les jeunes du coin, en particulier les jeunes filles, très très licencieuses. L’essentiel du récit est consacré aux batifolages de Lee, que son timbre de voix rend irrésistible et dont l’appétit sexuel est d’une grande constance. Le jour où il rencontre les sœurs Asquith, c’est le coup de cœur, il tient sa vengeance. Il les séduit l’une et l’autre (ou plus exactement il viole la première ivre morte et violente la seconde, c’était vraiment la belle vie la drague après-guerre) et les voilà toutes deux prêtes à tout pour lui. Il engrosse Jean, la plus âgée et pour finir les bute toutes les deux avec une violence et un sadisme dignes des cosaques de Jean-Louis Costes. Lui-même finit buté par la police, qui finit le travail entamé par Lou, la plus jeune des sœurs Asquith, séduite elle aussi mais d’une façon bien moins aveugle que sa grande sœur.

Le récit est court et jubilatoire, étonnamment crû pour un best seller de l’année 1947 (sous le pseudonyme de Vernon Sullivan tout de même), mais le scénario est fragile : un noir qui ressemble à un blanc, et dont la seule obsession est une vengeance de race. On peut soupçonner soit Boris Vian, soit Lee Anderson de prendre là prétexte à débauche sexuelle et à révolte métaphysique contre la condition masculine, qui trouve à se défouler dans le massacre de jeunes vierges écervelées et magnifiques. Pas sur donc qu’il y ait vraiment là une ode antiraciste, mais le rythme est trépidant, la séduction permanente et la lecture, qui n’excède pas deux heures, régulièrement émoustillante.

mercredi 7 novembre 2007

Trente ans et des poussières, Jay McInernay, train Aix-Paris, 7 novembre 2007

-
Un an de la vie de Russell et Corinne Calloway, couple marié trentenaire sans enfant, new yorkais d’adoption mais jusqu’au bout des ongles, autour du krack boursier d’octobre 1987. Russell et corinne sont beaux, jeunes, amoureux, mondains, successfuls ; lui travaille dans une maison d’édition prestigieuse, Corbin Dern, et a quelques best sellers à son actif, en particulier celui de son meilleur ami Jeff Pierce ; elle est courtière en titres financiers un peu par résignation alors qu’elle se fantasme en Mère Theresa et sert deux fois par semaine la soupe populaire. On sent progressivement que ce bel ordonnancement a tendance à se dérégler depuis que Jeff est devenu un auteur à succès. Se sentant un peu dans l’impasse sur le plan professionnel (il a surpris son patron Harold Stone en train de fricoter avec sa secrétaire) et sans doute aussi pour s’accomplir autant que son copain Jeff, Russell entreprend de racheter Corbin Dern en faisant appel à Trina Cox, une connaissance de fac devenue banquière d’affaire. Celle-ci l’oriente vers Bernie Melman, homme d’affaire juif milliardaire, tout petit mais doté d’un bagout inarrêtable et très drôle. Se faisant, Russell se perd en route et s’éloigne de Corinne, qui replonge dans l’anorexie de son enfance pendant que Jeff devient franchement toxico. Russell et Corinne préviennent les parents de Jeff qui est contraint à une cure de désintoxication. Russell finit par tromper Corinne avec Trina et se fait griller illico. Corinne retourne chez sa mère pendant que l’OPA sur Corbin Dern foire lamentablement, le krack boursier donnant l’occasion à Bernie Melman de poursuivre le projet sans Russell et pour finir Jeff, appelé à demander pardon à tout va dans le cadre de sa cure, lâche à Russell qu’il a fricoté avec Corinne avant leur mariage. Finalement Jeff meurt du sida et après quelques temps Russell et Corinne se remettent ensemble et repartent pour de nouvelles aventures, déchargés de tout objectif de perfection et de leur innocence initiale.

L’écriture de Jay McInernay ressemble fort à celle de Bret Easton Ellis en nettement moins psychédélique et psychotrope et sans les failles qui déchirent la normalité à intervalle régulier chez Ellis. Le cadre new yorkais, le name dropping, l’activité mondaine, la facilité des relations sociales, à la fois denses et primordiales sans que ce soit incompatible avec une grande superficialité, le brio des personnages, et la distance que le narrateur prend avec eux, tout concourt à la sensation de se retrouver dans un roman d’Ellis, la normalité en prime. C’est par conséquent très plaisant à lire, avec un petit côté générationnel urbain à la Bridget Jones qui ferait fureur au cinéma (invraisemblable que personne n’en ait à ce jour tiré un scénario de film), mais l’absence de dérapage barré, s’il facilite la lecture, empêche d’accéder à une épaisseur aussi transcendantale que chez Ellis.

Il y a du fond tout de même, le drame de deux copains amoureux de la même fille, elle-même étant amoureuse des deux, qui ne trouve de solution que dans le quasi-suicide de l’un des deux amis-concurrents, les deux copains tellement proches l’un de l’autre qu’ils ne peuvent s’empêcher de penser que leurs vies auraient pu être échangées, et vivent dans la comparaison permanente. Et puis la perte de la naïveté, avec le temps qui passe, et la perte tout court.

« Assis là, sur le sable froid, cela l’attristait de se rendre compte qu’il comprenait Jeff bien mieux qu’il ne comprendrait jamais Corinne, qu’une des deux espèces d’amour était régie par un ensemble de lois différentes de celles qui régissaient l’autre, parce que, on avait beau faire semblant, l’une était exclusive, et l’autre pas. Et cela l’attristait, aussi, de se rendre compte que malgré tout, quelque chose était perdu entre eux.
-Je nous vois tous les deux, dit-il comme pour compenser cette intuition, deux petits vieux grincheux dans leur gilet tâché, jouant à l’écarté en maudissant en silence les jolies infirmières
-Non, toi je te vois, vieux machin dans son fauteuil à bascule sur la terrasse, à côté de Corinne. Malgré le petit coup de canif au contrat à Francfort, au fond, tu es le type qui demande à la pute de peindre sa maison.
-Qu’est-ce que ça fait de toi ? demanda Russell tandis que Jeff se tassait, pris d’un violent accès de toux.
Il mit une main devant sa bouche en s’appuyant sur l’autre pour se redresser.
-Je suis le type, coassa t-il avant de s’éclaircir la gorge, qui ne peut s’empêcher de croire qu’en demandant à la pute de faire tout autre chose, il atteindra à une fusion extatique avec la matière brute de l’univers. Et qui se retrouve avec une chaude pisse. »

dimanche 7 octobre 2007

L’insoutenable légèreté de l’être, Milan Kundera, Paris, 7 octobre 2007

-
À force d’entendre Finkielkraut dans sa réjouissante émission de radio invoquer presque hebdomadairement Kundera, je me suis dit que je l’avais peut-être classé un peu vite au rayon « fausses valeurs » après la lecture de L’ignorance. De fait il y a du contenu dans cette œuvre mythique, c’est même une sorte de roman démonstratif dans lequel l’histoire vient à l’appui d’une réflexion énoncée plus ou moins ouvertement sur le totalitarisme comme refus du réel, et de la mort au premier chef.

L’histoire est centrée sur le couple formé par Tomas et Tereza, avec une description très clinique, presque houellebecquienne, de leur degré de satisfaction respectif (la première des six parties aux intitulés redondants donne le point de vue de Tomas, la deuxième reprend la même portion du récit, mais du point de vue de Tereza), de l’impossibilité de la monogamie pour Tomas qui collectionne les conquêtes pour débusquer la singularité de chacune et s’approprier le monde (toute incidence d’un éventuel déséquilibre narcissique n’est pas même envisagée par Kundera). Incidemment l’histoire dérape sur l’une des maîtresses de Tomas, Sabina, dont le péché mignon est la trahison, ainsi que sur Franz, amoureux transi de Sabina qui vit avec elle en son absence, en conservant chevillé à l’âme ce qu’il suppose que seraient ses exigences et ses préférences quant à son comportement.

Le récit est dur et sans complaisance, tous les personnages sont plutôt malheureux : la lecture est sinistre. Ca part quand même un peu dans tous les sens et ce n’est pas très facile de voir où Kundera veut en venir. Le long développement sur le kitsch comme rejet de la merde semble toutefois être le cœur de la thèse et c’est une partie réussie, ce qui n’est pas toujours le cas des nombreux appendices et sous-exemples, dont on devine l’homogénéité d’ensemble plus qu’on ne la saisit. De fait l’analyse du totalitarisme semble reliée aux ressorts intimes du couple et à l’articulation amour / sexualité qui d’après Tomas (et Kundera ?) ne devrait pas avoir lieu d’être. Je ne suis pas sur d’avoir lu avec une attention suffisante car ça ne m’a pas passionné. Et les adresses au lecteur, qui ont dû être novatrices à la parution du livre, ont le don de m’irriter. On voit en tout cas tout-à-fait clairement d’où vient Adam Thirlwell (qui ne s’en cache pas). A noter la conclusion, là encore très houellebecquienne, sur l’agonie du chien Karénine, à l’immense tristesse de ses maîtres. C’est le passage le moins surprenant, mais c’est beaucoup moins ridicule qu’on pourrait le supposer. Il y a évidemment un message dans cette apologie de l’amour canin, mais lequel exactement ?

mardi 18 septembre 2007

Mauvaise réputation, Joey Starr, Poitiers, 18 septembre 2007

-
Ce n’est pas vraiment de la littérature mais il y a un ton (« ce genre… ») et certaines phrases plus travaillées qui claquent bien, d’autres qui lorgnent vers l’argot sophistiqué, peut-être la marque de Philippe Manœuvre qui a accouché le récit de Joey Starr. Le récit est haletant, toujours entre trois défonces et deux bastons, toujours une embrouille en cours, toujours en dérapage. L’énergie, l’intensité et l’exigence de Joey Starr, qui en rajoute sûrement parfois un peu, rendent la lecture captivante de la première (entamée à six heures de l’après-midi) à la dernière ligne (atteinte à deux heures du matin, avec deux heures de pause au milieu). Un peu comme dans les mémoires de Bob Dylan, certes dans un registre moins subtil, on retrouve tout le « son » de Joey Starr dans la hargne verbale qu’il met au récit de son parcours, avec aussi ce côté « je suis mon propre repère » qui fait sa classe.

On réalise aussi à quel point c’est un emmerdeur ingérable, Kool Shen a dû en baver… D’ailleurs depuis bien longtemps ils ne se croisaient plus que pour la musique, leur amitié réelle n’ayant duré que le temps de l’adolescence, et je voudrais pas être dans les parages quand ils remettront le couvert pour un 5ème album qui semble inéluctable, tant ils perdent mutuellement à leur séparation. En attendant Kool Shen déguste : décrit comme un obsessionnel flippé, menteur et manipulateur, Joey ne lui adresse plus la parole depuis l’annonce de son retrait du groupe.

Sa justesse de ton me rend Joey Starr sympathique et admirable, mais c’est tout de même hallucinant de faire le boulet à ce point : il choure tout et n’importe quoi depuis toujours, coûte une blinde monumentale à la RATP en effaçage de graffs et à l’armée française en procédures disciplinaires, passe un certain nombre de nuits dans le métro foncedé, tape sur quelques-unes de ses copines et pas mal de quidams (l’altercation avec l’hôtesse de l’air n’a pas eu lieu dans un avion mais dans un hôtel et l’accusation d’escroquerie à son encontre est relativement crédible…) et s’embrouille finalement avec tous ses potes un par un, à l’exception très notable de Seb Farran, son manager. Le coût de cet incontestable talent pour la collectivité n’est pas des plus abordable…

Mais bon au moins il ne fait pas que le boulet, il a une curiosité du monde (cf. sa rencontre avec Béatrice Dalle qui lui ouvre les portes d’un nouvel univers culturel, et peut-être aussi psychanalytique, elle est terriblement barge) et beaucoup de générosité. Et puis commencer dans la vie au rez-de-chaussée d’un HLM de Saint-Denis avec pour seule compagnie un père violent et pas très intéressé, je connais peu de gars qui ont autant d’excuses à leur bouletude.

dimanche 16 septembre 2007

Le soleil des Scorta, Laurent Gaudé, Paris, 16 septembre 2007

-
La saga familiale des Scorta sert un peu de prétexte à la déclaration d’amour enflammée de l’auteur pour les Pouilles, pour son soleil qui crame une terre qui ne donne rien, et pour ses habitants, taciturnes et durs au mal. L’histoire elle-même est inégale. Elle commence par une erreur sur la personne lors d’un viol-suicide avec préméditation de 15 ans, lorsque Luciano Mascalzone revient à Montepuccio à sa sortie de prison. De cette méprise naît Rocco, sauvé de l’élimination par Don Giorgio et qui se vengera des habitants de Montepuccio en les terrorisant avec son train de grand truand. Rocco lèguera toute sa fortune à l’église, renvoyant à la misère ses trois enfants Domenico, Giuseppe et Carmela, cette dernière étant le personnage central du roman, celle qui porte l’hérédité des Scorta et l’attachement viscéral, à la fois élection et malédiction, aux Pouilles et à Montepuccio. C’est par sa faute que la tentative d’exil aux Etats-Unis échoue, les deux frères décidant de rester avec leur sœur refoulée de Ellis Island. De retour à Montepuccio, ils adoptent un nouveau frère, Raffaele, qui accepte cet honneur alors qu’il est fou amoureux de Carmela. Le reste est moins palpitant et un peu bâclé, c’est le récit de la transmission de l’héritage de Carmela à sa petite-fille par l’intermédiaire de l’increvable curé, chargé de lui confesser le moment venu les secrets indicibles : l’amour de Raffaele et l’échec de l’expédition à New York. Carmela a ainsi honoré le pacte des Scorta : ne pas disparaître sans avoir transmis une chose que l’on a appris à la génération qui vient.

Après un début tonitruant, le récit s’essouffle et tombe parfois dans l’anecdotique, avec de très belles scènes (Elia qui met le feu à son bureau de tabac, Donato son frère qui fait traverser l’Adriatique à l’Albanaise aux yeux noirs) et aussi de bonnes lourdeurs (le déjeuner au Trabucco, les morales à la papa) dans une accélération du déroulement temporel qui sent un peu l’auteur en flemme. La grande réussite de ce livre, qui a tout de même reçu le prix Goncourt 2004, tient à l’évocation du va-et-vient éternel des générations, reliées si intimement entre elles qu’elles ne forment plus qu’une seule personne qui poursuit un dialogue passionnée et sans fin avec les Pouilles. Ca donne très envie d’aller y apporter sa petite contribution contemplative.

mardi 4 septembre 2007

La route de Los Angeles, John Fante, Paris, 4 septembre 2007,

-
Avec John Fante je n’ai fait que descendre. Ask the dust était époustouflant, Bandini était cool et Mon chien stupide bien léger. Là c’est tout simplement mauvais. Il s’agit d’ailleurs d’un manuscrit retrouvé après la mort de Fante sans avoir jamais été publié. L’éditeur américain qui signe une préface ridicule d’emphase prétend que c’est parce que le texte était trop provocant pour l’époque mais la vérité c’est que personne n’aurait jamais dû publier ce premier roman, même s’il est de John Fante dont soit dit en passant je commence à ne plus comprendre le culte que beaucoup lui vouent.

On retrouve Bandini à un âge intermédiaire, ou plutôt juste avant la période Ask the dust. Il a 18 ans, vit avec sa mère et sa sœur et végète à coup de petits boulots et de rêves de gloire. On comprend qu’il passe son temps à se branler sur des vignettes illustrées (« ses femmes ») et à ronger son frein, expulsant ses angoisse et sa culpabilité dans le sadisme envers les mouches et les crabes, l’agressivité envers sa sœur Mona (prénom décidément en vogue chez les écrivains américains rebelles de cette époque, cf. Miller) et une mythomanie désespérée qui s’exerce sur les rares oreilles disposées à la recevoir. Le caractère totalement abruti et incohérent de Bandini tout au long du livre est exaspérant : il suit une fille dans la rue pendant 10 pages en partant dans différents délires plus absurdes les uns que les autres pour ne finalement pas pouvoir réfréner une fuite en courant au moment où il va l’aborder ; il dépense une somme considérable pour un pistolet à plomb et des munitions et consacre un après-midi à massacrer des crabes en se racontant qu’il est général en chef, etc.. L’oscillation entre emballements mégalomaniaques et mépris dégoûté de soi-même est perpétuelle et rapidement lassante. On voit bien le projet de Fante de rendre la frustration sexuelle, sentimentale et professionnelle de l’adolescence, mais l’empathie pour Bandini est empêchée par son imbécillité, et sans empathie la fougue grandiloquente de Fante ne touche pas le lecteur. Il y a évidemment de bons passages mais c’est souvent ennuyeux et la construction manque de rigueur : tout n’est pas essentiel comme dans les deux autres aventures de Bandini, et le fil de l’intrigue n’est pas clair. S’il s’agit de la folie de Bandini soignée par la révélation de l’écriture, c’est un peu facile et pas très bien amené. Fante redescend de son piédestal.

dimanche 19 août 2007

Le capitalisme d’héritiers, Thomas Philippon, Paris, 19 août 2007

-
Ce court essai d’économie appliquée défend une thèse simple à partir d’une série de corrélations statistiques : les pays dont les relations sociales au travail sont mauvaises enregistrent des contre-performances économiques, notamment sur le plan de la croissance et du chômage, et par ailleurs les pays qui connaissent les relations sociales au travail les plus tendues sont ceux dans lesquels est fortement représenté le capitalisme familial (entendu comme le pourcentage d’entreprises côtées ayant in fine pour actionnaire de référence – détenteur de plus de 10% du capital – un groupe familial et/ou un management familial).

Ce n’est pas inintéressant et le point de vue exprimé est sans doute fondé, mais sa démonstration est contre-productive : la caractéristique première de l’ouvrage est l’utilisation systématique et abusives des corrélations statistiques comme élément de preuve irréfutable. Thomas Philippon énonce d’ailleurs à maintes reprises des intuitions dont il cherche ensuite confirmation dans les statistiques, au besoin en recourant à des correctifs pour se « débarrasser » (texto) des certains « effets » ne cadrant pas avec la démonstration. Par exemple pour la démonstration centrale s’agissant de l’existence d’une corrélation entre qualité des relations sociales et poids des entreprises familiales, le deuxième terme de la comparaison est retraité pour tenir compte de la taille des pays, au prétexte qu’un grand marché intérieur impose de plus grandes entreprises, rendant plus difficile le maintien d’un contrôle familial. Un tel correctif est à l’évidence injustifié, et il ôte toute crédibilité à la corrélation recherchée. Même sans correctifs le pouvoir de démonstrations de ces correctifs est d’une façon générale largement surestimé par l’auteur, qui en cite pourtant spontanément les écueils : « la possibilité de causalité inverse et l’existence de variables non observées ». Autant une statistique bien choisie peut ébranler une conviction ou mettre sur une piste de réflexion, autant elle ne pourra à soi seule prouver quoi que ce soit ou, me concernant, emporter quelque conviction que ce soit… Je préfère largement les quelques citations qui émaillent le texte, telle celle pleine d’évidence de Warren Buffet, pour qui il serait « absurde de choisir l’équipe olympique de 2020 en sélectionnant les fils aînés des médailles d’or des jeux de l’an 2000 ». L’alliance du bon sens paysan et des mathématiques appliquées à la réalité devrait pourtant convaincre… Tout est peut-être question de rhétorique : l’intention de Thomas Philippon est trop manifeste et ses sabots trop gros. Aussi se défend t-on de le suivre.

samedi 18 août 2007

L’élégance du hérisson, Muriel Barbery, Paris, 18 août 2007

-
Énorme succès à retardement qui atteint en ce mois d’août des niveaux davincicodesque alors qu’il a été publié il y a un an (j’ai en mémoire l’entraîneur du PSG, Guy Lacombe, affirmant peu avant son limogeage qu’on le lui avait offert fort à propos), il est naturellement difficile pour ce modeste conte philosophico-urbain d’être à la hauteur du vacarme qui le précède.

Ca ressemble un peu à ce film américain fascinant dont j’ai oublié le titre, dans lequel une jeune ado timide, complexée par ses lunettes triple foyers et ses dents baguées, se transforme en ravageuse bombasse le jour où on lui enlève ses bagues (on en profite pour remplacer ses lunettes par des lentilles, l’emmener chez coiffeur et tutti quanti…). Renée Michel, concierge moche et ratatinée de 54 ans, s’offre un relooking à la faveur d’une invitation à dîner de Kakuro Ozu et révèle, outre une inattendue beauté, les trésors de son intellect qu’elle s’évertuait à dissimuler pour rester concierge incognito, sa sœur étant morte d’avoir frayé avec les riches (engrossée puis abandonnée). A intervalles réguliers, la jeune Paloma, 11 ans, habitante de l’immeuble, nous livre des chroniques sur sa vision du monde en préparation de son suicide, planifié pour son prochain anniversaire. Paloma est l’âme sœur de Renée, sa réplique miniature, tandis que Kakuro est son double japonais, aux références et goûts culturels exactement identiques. On notera ainsi, pour rester dans les références cinématographiques (révélateur de schémas clichés ?), un petit aspect Highlander assez pathétiquement narcissique : d’un côté l’humanité plutôt obscène à quelques exceptions près, de l’autre les Highlanders, qui se reconnaissent progressivement entre eux : extrêmement intelligents, universellement cultivés et adorateurs du raffinement japonais. Il s’avère évidemment que ça correspond exactement aux portraits de l’auteur qui fleurissent dans les journaux. Le subterfuge utilisé pour rendre l’intelligence des Highlanders (donc de l’auteur) rappelle celui d’Anne Bragance : on part de personnages supposés incultes (une concierge) ou ignorants (une fillette) de façon à accroître la disproportion avec les auteurs et les références cités, Kakuro arrivant par-dessus pour homologuer la performance culturelle.

Cependant à part quelques emballements énervants sur des banalités présentées comme très perspicaces, les inserts philosophico-culturels sont plutôt robustes et distrayants. Tout comme la critique sociale, au plaisant ton acerbe. Le défaut du livre réside plutôt dans le peu de péripéties : un proprio meurt, son remplaçant s’intéresse à la concierge négligée depuis toujours en partie grâce à ses propres efforts de discrétion, qui en ressent une immense joie puis meurt écrasée. Le succès du livre est donc d’autant plus étonnant qu’il n’est pas palpitant, voire tombe parfois des mains en dépit de chapitres très courts et faciles à lire. Peut-être est-ce typiquement le livre recommandable sans que ce soit déshonorant, tout en étant pas trop dur à lire. Il fait en revanche peu de doute qu’il ne laissera pas de trace, à la différence des livres de Pennac, au ton comparable bien que plus universellement accessibles, qui traverseront les époques. La trop grande proximité entre les personnages de hérissons élégants (tous incarnant l’auteur) finit par donner l’impression d’un manque de générosité ou d’épaisseur…

samedi 4 août 2007

Vendredi ou les limbes du Pacifique, Michel Tournier, train Blois-Paris, 4 août 2007

-
La lecture de Michel Tournier frappe dès les premières lignes par la richesse du vocabulaire et la précision des descriptions. Le récit des 28 années d’errances psychologiques de Robinson Crusoé sur son île déserte, du naufrage de la Virginie le 30 septembre 1759 à l’accostage du Whitebird le 19 décembre 1787, est brillantissime.

Seul rescapé avec le chien Tenn alors même que le navire et sa cargaison ont eux aussi échoué sur l’île, Robinson sombre dans le désespoir après quelques vaines tentatives d’évasion (notamment l’échec de l’Evasion, construit pour reprendre la mer mais impossible à mettre à l’eau). Dans un second temps il se reprend en décidant de recréer un monde humain : l’île de la Désolation devient Speranza et Robinson son gouverneur. Le temps est rétabli et Robinson administre patiemment son territoire. Dans un troisième temps Vendredi, sauvé accidentellement par Robinson d’un sacrifice des indiens Araucanas qui accostent parfois l’île, fait son apparition et dérègle le bel ordonnancement de l’île jusqu’à provoquer l’explosion de la grotte où sont entreposés les stocks (de dynamite entre autres). Vendredi d’esclave devient alors l’égal et l’aiguillon de Robinson dans sa communion avec l’île. Lorsque accoste le Whitebird après 28 années de solitude, Robinson préfère rester dans son tête à tête avec l’île plutôt que retourner à la brutalité des hommes. Vendredi choisit en douce le Whitebird, tandis qu’un petit mousse maltraité fait le trajet inverse : Robinson le prénommera Jeudi.

Tournier fait le récit techniquement étayé des aléas de la survie sur une île déserte : Vendredi est d’abord un roman d’aventure entraînant et grand public, porté par un thème d’une force imparable et par une certaine fougue dans l’enchaînement des évènements, ainsi qu’une grande finesse psychologique. Mais c’est aussi et peut-être surtout le support d’une réflexion sur la solitude et l’isolement, ce dont témoignent les libertés de Tournier avec le cadre historique (décalage d’un siècle avec le récit originel de Defoe, écrit en 1719 et se déroulant de 1659 à 1687, remarques philosophiques volontiers anachroniques ou dignes de Houellebecq : « le sacrifice de l’individu à l’espèce, qui est toujours secrètement consommé dans l’acte de procréation ») ainsi que la postface jargonnante de Deleuze. Celle-ci m’avait été très favorablement vantée : c’est agréable de lire un livre dans l’impatience de la postface et en accordant au livre une attention redoublée en vue de la mystérieuse postface, ce d’autant que le thème de la solitude est au cœur de mes interrogations actuelles. La déception a naturellement été à la hauteur de l’attente : je n’ai rien compris, ou à peu près. Je préfère en rester à une interprétation simple : la solitude est un gouffre protéiforme et autoalimenté dont passé un certain stade on ne revient pas (« Il se pourrait qu’un jour je disparaisse sans trace, comme aspiré par le néant que j’aurais fait naître autour de moi. »). Il paraît d’ailleurs que les humains isolés perdent en quelques années l’usage de la parole. Robinson pose en règle d’exprimer toutes ses pensées à voix haute et tient un « log-book », ce qui l’aide peut-être à préserver son aptitude au langage.

D’un point de vue romanesque, le refus du retour à la civilisation de Robinson est dommageable, le choix du Robinson de Defoe est d’ailleurs différent, mais là n’est pas l’essentiel. La dernière phrase de Deleuze dans sa postface peut à elle seule alimenter des réflexions infinies : « Il faut imaginer Robinson pervers ; la seule Robinsonade est la perversion même. » Deleuze décrit la perversion comme un « altrucide », autrement dit un meurtre des possibles. Qu’est-ce qu’une « Robinsonade » ? Fantasme d’isolement, de vie morte ? Quoi de plus attirant et de plus douloureux que la solitude ?

lundi 30 juillet 2007

La malédiction d’Edgar, Marc Dugain, train Bollène-Lyon, 30 juillet 2007

-
Nouveau tour de force, plus impressionnant encore que la Chambre des officiers. Marc Dugain est décidément à son aise dans l’exercice de caméléon consistant à se glisser dans la psychologie d’un être et d’une époque, avec ici de surcroît une véritable maestria dans la restitution sans pesanteur des coups de billard à 18 bandes qui rythment les intrigues internes au pouvoir américain du milieu du 20ème siècle. Edgar est en effet Edgar Hoover, Directeur du FBI durant 48 ans, soit de 1924 à 1972, et la malédiction d’Edgar est le récit de l’intérieur de cette prodigieuse longévité par son bras droit et amant Clyde Tolson, qui aura gardé plus modestement son fauteuil de Sous-Directeur du FBI quarante années durant.

Le parti pris « insider » est totalement assumé, ce qui rend la lecture de ces « confessions » fascinante : Dugain a la subtilité de prétendre à la vérité définitive sans jamais distinguer ce qu’il invente de ce qui est solidement étayé. A aucun moment il ne relativise la portée de ses affirmations pour le lecteur, totalement happé de ce fait par les révélations qui lui sont faites. Cette confusion de la réalité historique et de la fiction pourrait être gênante mais le lecteur en question est bien assez intelligent pour introduire seul la prudence qui s’impose s’agissant de faits d’une complexité telle qu’à l’évidence ils ne sont pas connaissables par une seule personne. En outre en dépit de ce caractère de romanquête à la BHL dans Daniel Pearl, la reconstitution de Dugain est très convaincante : il réussit à désigner les responsabilités, et souvent les compromissions, de façon très crédible, sans éluder les noms propres et sans jamais tomber dans la simplification paranoïaque ou le coupable unique.

L’autre grande réussite du livre est le pétage de plomb progressif mais total de nos deux héros, Edgar et Clyde, persuadés d’être les seuls garants de l’ordre moral des Etats-Unis d’Amérique, et assumant en vue de son maintien, et du leur à la tête du FBI, ces deux objectifs étant indissociables, les pires turpitudes et notamment un certain nombre de meurtres, dont ceux des frères Kennedy.

Hoover a en fait acquis une position indélogeable lors de la 2nde guerre mondiale, où l’effort de guerre a justifié de systématiser les écoutes téléphoniques, avec la bénédiction de Roosevelt. Hoover a ensuite eu l’habileté de surfer sur l’anticommunisme pour accroître et amplifier le système de surveillance mis en place et généraliser les enquêtes sur la vie personnelle, l’objectif réel étant de tenir tout le monde par une affaire suffisamment compromettante. De fait aucun président n’osera destituer Hoover, qui mourra à son poste sous Nixon. Hoover lui-même était tenu par des photos de la mafia sur lesquelles il embrasse Clyde Tolson, si bien qu’il a toujours contesté la réalité du crime organisé, ou à tout le moins a toujours donné une large prééminence à la lutte contre les idéologies subversives, et au premier chef le communisme. Dans cette optique, une hilarante digression sur Camus trouve une place inattendue : évoqué par Bob Kennedy lors d’une conversation écoutée, la philosophie de Camus, « nouveau testament du communisme », fait l’objet d’une enquête approfondie du consciencieux Clyde Tolson, qui révèle surtout son stupéfiant degré d’endoctrinement et sa brutale étroitesse d’esprit.

Le portrait historique est instructif et l’exposé des dérapages du pouvoir lumineux, d’une noirceur sans excès et d’une logique imparable : personne n’est tout blanc même si la responsabilité de certains (dont Hoover en sa qualité de pion accélérateur) est aggravée. Il n’y a pas de Grand Cerveau des méchants et pourtant l’empilement de petits intérêts aboutit à un enfer qu’aurait pu créer le pire Satan des James Bond. La palme des méchants revient peut-être aux industriels texans, dont la brutalité et le peu de scrupules ont trouvé à s’incarner en Lyndon Johnson, leur marionnette complaisante. Ça fait froid dans le dos quand on pense à son successeur Dick Cheney.

Le titre enfin reste un peu mystérieux : pour ma mère d’après ses propres résumés de lecture, il ne fait pas de doute que la malédiction en question est d’être homosexuel. Ça me paraît un peu abrupt et sans doute éloigné de ce que veut exprimer Marc Dugain. Par malédiction, j’entendrais plutôt l’impasse schizophrénique dans laquelle se retrouve Hoover, contraint pour dépasser ses contradictions de se maintenir à la tête du FBI pour poursuivre la lutte contre la subversion morale, la sienne et celle du pays, confondues.

mercredi 20 juin 2007

La femme fatale, Ariane Chemin et Raphaëlle Bacqué, Train Montpellier-Paris, 20 juin 2007

-
Ce soi-disant livre n’est rien d’autre qu’une vingtuple double page Horizons du Monde (soit 200 pages à gros caractère) nécessitant 4 heures de lecture. Vendu 18 € à je ne sais combien de centaines de milliers d’exemplaires, c’est vraiment la fortune facile pour des journalistes ne faisant après tout guère plus que leur travail salarié, quelques heures supplémentaires fort bien rémunérées, disons… Tout est très factuel et 97% de ce qui est rapporté est archiconnu ou aisément devinable. Seul le début du récit qui relate la genèse de la séparation de Royal et Hollande croustille plaisamment, en partie grâce à « Juju » Dray, qui endosse avec talent le rôle du faux-derche et du bouffon angoissé.

Aucune dimension littéraire, pas vraiment de dimension politique, le simple récit bien documenté d’un échec lié à l’impréparation et aux limites de la candidate Ségolène Royal, pas aidée par sa volonté farouche de se débrouiller à l’écart du Parti Socialiste, c’est-à-dire de François Hollande. Même si je suis fier de ne pas avoir voté pour Sarko et son ministère vichyste (alors qu’il avait plutôt mes sympathies jusqu’à ce dérapage parfaitement maîtrisé), avoir voté Ségo me fait plus mal au cul chaque jour qui passe, presque autant que d’avoir voté Chirac en 2002. Décidément la vie démocratique n’est pas un lit de roses diaphanes délicatement parfumées.

dimanche 27 mai 2007

La faim, Knut Hamsun, Paris, 27 mai 2007

-
Un type dont on ignore le nom nous raconte ses pérégrinations dans la ville de Christiana qu’il traverse en tout sens à la recherche d’une personne à même de le dépanner de quelques subsides, d’un directeur de journal susceptible de publier son dernier article, d’un lieu assez calme et éclairé pour pouvoir écrire, d’un endroit pour passer la nuit, d’un miracle permettant de se mettre quelque chose sous la dent quand on n’a pas un öre en poche et rien mangé depuis quatre jours… et invariablement le miracle se produit : au bout du désespoir un article est finalement publié, un commerçant se trompe sur la monnaie, une amoureuse fait porter une enveloppe contenant 10 couronnes… mais notre héros n’a qu’une hâte : dilapider sa bonne fortune et retourner se morfondre. Sans en avoir une claire conscience, il se repaît des humiliations qu’il subit, des privations qu’il endure et pour une part s’inflige. Son sacerdoce d’écrivain exige une disponibilité totale pour attendre et faire fructifier ses « bons moments », sortes de fulgurances créatives dont la survenue n’est peut-être pas déconnectée des délires provoqués par la faim. Pour autant le jeûne n’est ni volontaire, ni fonctionnel ; tout juste résulte t-il parfois d’ « oublis ». Sans être vraiment fou, le héros est fantasque, adepte avant l’heure de l’acte gratuit ou du happening surréaliste, s’inventant des personnages ou en construisant dans ses interlocuteurs, comme Ylajali, qu’il élabore à partir d’une jeune fille qu’il intrigue et effraie à la fois.

Le principal mérite de ce livre très étrange, glauque mais léger, obsessionnel mais détaché, est d’avoir été écrit en 1890. Il a connu immédiatement un grand succès tant il était novateur et choquant, ce qui vaudra à Knut Hamsun le prix Nobel en 1920. Il contient une radicalité qui pourrait encore choquer aujourd’hui et pourtant le texte n’est pas dense. Quelques heures suffisent à sa lecture, qui ne recèle pas de difficulté et ne provoque aucun dégoût en dépit des aventures tragiques de l’affamé. Son comportement est pourtant révoltant d’atermoiements, d’incohérence, de masochisme, de bêtise en un mot. Et pourtant on l’accepte, et même on l’encourage, comme s’il servait d’exutoire ou explorait à la place du lecteur des contrées nécessaires, faisant don au passage de son corps et de ses cheveux en particulier, premières victimes du jeûne. Cette part nécessaire, c’est le rôle de l’artiste, celui de s’en remettre à Dieu comme les petits oiseaux, sans se soucier de ce dont demain sera fait, sans rien thésauriser. Arrivée d’une planète inconnue en l’an 1890, cette exploration anti-bourgeoise de la déraison a fait bien des petits depuis.

mardi 8 mai 2007

En cas de bonheur, David Foenkinos, Paris, 8 mai 2007

-
Foekninos est soi-disant le chantre d’une nouvelle génération prometteuse de romanciers français, en compagnie de types comme Vincent Degarde et Olivier Rohe, et peut-être peut-on le situer dans le cadre d’un mouvement qui dépasse nos frontières en raison de sa grande proximité avec un Adam Thirlwell par exemple, dans le ton désabusé-réenchanté ou l’adresse au lecteur inopinée et un peu agressive. C’est peu de dire que ce n’est pas ma came. Je trouve les livres de ces types médiocres et leur style inélégant.

Ici Claire et Jean-Jacques ronronnent après huit ans de vie commune et une fille adorable. Alors Jean-Jacques prend une maîtresse, Claire embauche un détective et comme c'est l'usage quitte son mari pour le détective. Finalement chacun quitte son amant respectif et le détective rejeté pousse la vertu amoureuse jusqu’à provoquer à l’insu de Claire et Jean-Jacques un concours de circonstances qui leur fait croire qu’ils sont définitivement faits l’un pour l’autre (inutile de s’attarder sur les détails c’est digne de Joséphine ange gardien). Alors ils repartent ensemble et vivent une vie heureuse.

Pouah ! Quelle daube infâme ! Les petites remarques ironiques qui ponctuent le texte (surtout au début) sont parfois saillantes et l’effort de construction du texte permet à quelques moments de tenir le lecteur en haleine, mais c’est loin de compenser l’absence de corps de ces personnages flasques et insipides, limités tant en nombre qu’en épaisseur, vivant de petites choses d’une petite façon, au grand contentement de Foenkinos, chantre d’une nouvelle médiocrité s’il est chantre de quelque chose.

mardi 1 mai 2007

Un peu de science pour tout le monde, Claude Allègre, New York, 1er mai 2007

-
On dirait que Claude Allègre recommence le même livre tous les deux ans pour expliquer et re-expliquer les mêmes principes généraux de l’état de la science aux mêmes ignares et c’est très bien comme ça car mon cerveau rétif à ce type d’abstractions nécessitera au moins dix piqûres de rappel avant d’intégrer la structure de l’atome. L’ajout de nombreux schémas en couleur (même dans l’édition de poche) constitue la principale innovation. On se demande comment on s’en était passé dans les livres précédents. La méthode géniale mise en œuvre par Erathostène à Alexandrie un peu avant Jésus-Christ pour calculer le rayon de la terre fait par exemple l’objet d’un schéma lumineux : avec un puit et une obélisque ainsi que la mesure précise de la distance les séparant, il calcula que le rayon de la terre était de 4600 kms (contre 6400 en vrai), rien qu’avec le cosinus ! De même le schéma représentant un bateau vu de la côte projetant un rayon lumineux depuis la base du mat vers le haut où est attaché un miroir (ça y est, j’ai plus qu’à faire un schéma) est tout bête mais donne instantanément accès à la relativité du temps, si du moins on accepte l’étonnante hypothèse que la vitesse de la lumière, vitesse indépassable de l’univers, est une constante… Whaouuu ! C’est exactement le livre qu’il me fallait pour accompagner la randonnée en ski d’avril, histoire de disserter entre promeneurs de la chute comparée du plomb et des plumes, de scotcher pendant les longues marches hypnotiques et de rêver en contemplant les prodiges de la nature.

Finalement comme toujours j’ai cru en lisant découvrir deux ou trois choses fondamentales mais je ne retiens que des anecdotes triviales comme le fait qu’un boulet projeté à l’horizontal depuis une forteresse touchera toujours le sol au même moment, quelle que soit la puissance avec laquelle il est projeté… Bien peu de choses en définitive ou en apparence, mais reste le plaisir de lecture et de découverte, et en prime dans mon cas de redécouverte étant donné que j’en zappe 90% d’une fois sur l’autre. A propos de plaisir, Allègre s’en donne un peu trop en distribuant bons et mauvais points à tous les types ayant contribué de prés ou de loin à une découverte. C’est un peu pathétique parce que ça le renvoie de façon trop évidente à sa frustration (pourquoi eux et pas moi qui suis pourtant au moins aussi génial ? semble t-il geindre), tout en compliquant inutilement la tâche du lecteur qui essaie tout aussi pathétiquement de suivre et qui voudrait surtout savoir où on en est aujourd’hui (dans le but prioritaire de briller en société ?).

dimanche 8 avril 2007

Crime et châtiment, Fédor Dostoïevski, Verbier, 8 avril 2007

-
Rodion Romanovitch Raskolnikov, jeune étudiant désespérément fauché, réussit le crime parfait en assassinant à la hache une vieille usurière, ainsi que son innocente sœur mongolienne apparue de manière impromptue sur la scène du crime. Il faut dire que Raskolnikov est un criminel débutant, et même un vrai manche : il avait oublié de refermer la porte donnant sur le palier avant de porter les coups de hache. Par un concours de circonstances des plus heureux, il ne laisse aucune trace ni aucun indice. C’est de lui-même, tantôt par faiblesse (il s’évanouit au commissariat alors qu’il est y convoqué pour toute autre chose), tantôt de façon presque délibérée (il retourne sur les lieux du crime pour entendre à nouveau la sonnette), qu’il met le juge Porphyre sur sa piste et quand bien même celui-ci ne détient aucune preuve concrète contre lui, Raskolnikov passe finalement aux aveux pour que cesse le déchirement qui le ronge. Il n’éprouve pourtant pas de repentir, mais de la honte car il a péché par orgueil : il croyait faire partie des hommes supérieurs capables de vivre au-dessus de la morale commune, et réalise dés son crime qu’il n’est pas à la hauteur et qu’il ne saura pas l’assumer sans états d’âme. Finalement il est condamné au bagne et y ressuscite par amour.

C’est à la fois un roman psychologique (dont le bras de fer Porphyre / Raskolnikov constitue le morceau de choix, mais le décryptage très fin des réactions des autres personnages est également brillant), un roman social (avec les figures de l’alcoolique Marmeladov, du cupide Loujine, du socialiste idiot Lebeziatnikov) et un roman policier (alternant scènes haletantes et suspense parfois un peu longuet). C’est également une œuvre commerciale destinée à être publiée en feuilleton, et les héros positifs ne manquent pas (Dounia, la sœur de Raskolnikov à la beauté fatale, Sonia la sainte prostituée, Razoumikhine le fidèle ami bourru), donnant au travers de leurs confrontations avec les méchants (Loujine en particulier) les scènes les plus faciles mais peut-être les plus réussies, avec des accents balzaciens.

L’ensemble est à la fois dense et relativement léger, même parfois drôle, avec une grande diversité de thèmes et de personnages, mais suffisamment bien conduit et maîtrisé pour que le lecteur ne se perde pas, comme cela arrive souvent dans les romans russes. Il y a quand même quelques longueurs et aussi certaines facilités étonnantes, en particulier sur la localisation du logement des personnages dans Petersbourg : Loujine atterrit comme par hasard dans l’appartement mitoyen de celui des Marmeladov, tandis que Svidrigaïlov (amoureux transi et vil débauché qui se suicide quand il comprend que Dounia ne veut de lui à aucun prix) prend la chambre collée à celle de Sonia (alors qu’il est très riche, que c’est une prostituée miséreuse, et qu’il n’existe aucun lien entre eux), ce qui lui permettra de surprendre les aveux de Raskolnikov à Sonia

Donc pas mal du tout, mais pas de quoi fonder un nouveau culte.

vendredi 23 mars 2007

Dans la foule, Laurent Mauvignier, Paris, 23 mars 2007

-
Voilà un livre d’une ampleur exceptionnelle, d’une écriture compacte et exigeante mais d’une clarté et d’une constance remarquables. La narration lente tient en haleine, avec des allers et venues entre les personnages et à travers le temps, mais sans jamais perdre le fil du récit qui se conclut par un baiser que tout le reste n’a fait que préparer. Voilà un mec qui semble écrire avec son sang une histoire telle qu’elle s’est déroulée, sans y mêler de fantaisie et sans avoir de prise sur elle. Voilà un mec qui a lâché prise, qui ne tient pas ses personnages par la bride et qui en même temps maîtrise de bout en bout une densité de style extraordinaire. Il s’agit très clairement d’un très grand roman que l’on pourrait relire plusieurs fois sans se lasser et qui contrairement à certains petits chefs d’œuvre fluets, ne peut rien devoir au hasard. Son charme enfin reste mystérieux jusqu’au bout et même après, ce qui explique peut-être le désir de relecture.

Le sujet est pourtant un peu trivial : un match de foot, celui du Heysel en mai 1985, qui opposait Liverpool à la Juventus en finale de la ligue des champions. Il s’agit d’un de mes premiers souvenirs de football télévisé : j’avais négocié de regarder la 1ère mi-temps, mais le match ayant pris une heure de retard à cause des morts, j’en avais été quitte pour aller me coucher sans rien, alors que le soleil brillait encore il me semble. Et plus tard Platini, dans Ma vie comme un match, relatait aussi cette soirée en disant qu’elle l’avait dégoûté du foot. À l’époque de ce livre, je devais avoir 12 ans, je trouvais qu’il en faisait trop et qu’il aurait pu continuer sa carrière, ce fainéant égoïste.

C’est donc l’histoire de Jeff et Tonino, deux branleurs, qui vont à Bruxelles alors qu’ils n’ont pas de billets pour le match, comptant sur leur bonne étoile. Ils la trouvent, en la personne de Gabriel, qui fête son nouveau job avec sa compagne Virginie, et qui les invite à boire un coup pour partager sa joie. Non seulement Jeff et Tonino boivent de bon cœur, mais encore Tonino fait-il du gringue à Virginie pendant que Jeff choure les précieux sésames pour le match que Gabriel détient. Le lendemain en route pour le stade ils font la rencontre de Tana et Francesco, italiens comme Tonino, fraîchement mariés et dont le voyage de noce offert par la famille incluait des places pour la finale. Pendant ce temps on suit en parallèle le voyage de Geoff et ses gros bourrins de grands frères (Doug et Hughie) depuis Liverpool, en compagnie de leurs potes très fins. Gabriel arpente les alentours du stade dans le but de mettre le grappin sur les deux enculés qui ont chouré ses places et surtout dragué sa femme.

Ensuite c’est le drame : Francesco fera partie des quelques 80 morts étouffés, le match se jouera quand même. L’étonnant est qu’on est là au 2/5ème du livre. Le reste c’est comment tous (sauf Geoff) se retrouvent et n’en reviennent pas, comment Jeff dormira avec Tana la première nuit, comment Tana n’e sen remettra pas jusqu’à ce que trois ans plus tard, après le procès, Jeff et Tonino viennent la voir en Italie. Là elle ressuscite progressivement, sous l’œil affolé de Jeff, amoureux au dernier stade mais désespéré de penser que la complicité unique qu’il partage avec Tana est celle de cette nuit à Bruxelles, et en même temps tenté de croire que c’est une complicité qui pré-exsistait au Heysel, causée peut-être par la disparition précoce de leurs pères. Quoi qu’il en soit, Tana finit par embrasser Tonino et Jeff rentre chez sa mère : « en me répétant et en me racontant encore la même histoire sur moi, pauvre de toi, pauvre Jeff, et puis m’écoeurant de mon apitoiement sur ma vie et sur tout ce que je n’aurais donc jamais compris. »

Car le narrateur principal et personnage central est Jeff, et même à la réflexion c’est le seul narrateur, essayant de se mettre à la place de Geoff, de Gabriel et de Tana pour essayer de comprendre cette histoire insensée, et pourquoi il se sent aussi perdu et impuissant, et en même temps admiratif et ému. Magnifique !

lundi 5 mars 2007

L'amour dure trois ans, Frédéric Beigbéder, Paris, 5 mars 2007

-
Au cas où je ne m’en souviendrais plus à l’avenir, disons plutôt dans l’hypothèse où ce souvenir funeste se brouille un jour, rappelons ce détail croustillant : C. a fêté la Saint-Valentin 2007 en me lourdant. Pour ce que vaut cette date j’aime autant que ça se soit passé ce jour-là et puis ça me donnera une bonne raison d’en limiter la célébration à l’avenir. Toujours est-il qu’une dizaine de jours plus tard, C. passe chercher ses affaires et me dit avoir beaucoup réfléchi, à moi et à notre couple, notamment en lisant un livre en entier ( !) : L’amour dure trois ans. Je me rappelais l’avoir lu en quelques heures à Argentières, un peu après le nouvel an 2002, sur la fin d’un séjour neigeux au cours duquel je m’étais enfoncé dans le sillage de P. dans une déprime noire, et je me souviens de cette lecture, un matin de soleil, comme d’un moment de bonheur apaisé, alors que presque tout le monde était rentré à Paris et que nous nous apprêtions à en faire autant en début d’après-midi. Mais pour autant et comme il se doit s’agissant d’un roman de Beigbeder, rien ne subsistait de cette lecture à part le souvenir d’un type assis sur un banc devant l’immeuble de sa bien aimée. Peut-être pour partager encore quelque chose avec C., j’entrepris d’acheter ce livre et de le relire.

Et effectivement comme d’habitude c’est plaisant et bien creux. Le seul intérêt me semble résider dans le retournement tardif : on s’énerve contre Beigbeder qui prétend faire l’analyse d’une rupture mais est déjà embringué dans un nouveau couple qui occupe presque plus de place que son divorce, jusqu’au moment où on réalise que c’est bien la longévité de ce nouveau couple qui fait l’objet d’étude et de spéculations. C’est donc l’épilogue, écrit trois ans après la rupture initiale, qui rehausse un peu l’ensemble. Étonnant que Beigbeder n’ait pas songé à re-épiloguer à chaque nouvelle édition soit en 2000, 2003 et 2006, ce serait imparable sur le plan commercial ; cela étant Christine Angot occupe déjà le créneau, en légèrement moins léger.

Donc sa femme Anne décide de divorcer de Marc Marronnier quand elle découvre qu’il la trompe avec Alice. De fait après trois ans de mariage, l’amour convenu et un peu adolescent pour Anne a laissé la place à une passion fougueuse pour Alice. Tout le long du récit, l’auteur tire le fil de sa déprime, rejeté à la fois par sa femme dégoûtée et par sa maîtresse apeurée. Ce n’est que dans l’épilogue que l’on apprend qu’Alice a finalement quitté son Antoine pour emménager avec lui (rue Mazarine, pas moins) il y a tout prés de trois ans. Le livre se conclut par une leçon de vie assez ridicule, qui constitue sans doute l’un des passage les plus honteux de la littérature beigbederienne (il y en a pourtant quelques-uns), mais qui mis en abyme exprime bien la niaiserie amoureuse : « Il faut savoir qui l’on est et qui l’on aime. Il faut être achevé pour vivre une histoire inachevée. » J’espère au moins que ce n’est pas ce chapitre qui a touché C..

Qu’est-ce qui a bien pu lui parler de nous là-dedans ? S’il n’y avait pas l’épilogue, la seule solution possible serait la tromperie, l’essentiel du bouquin relatant la double vie de Beigbeder. Je ne crois pas que ce soit le cas, et puis il y a l’épilogue. Mais je ne vois pas non plus en quoi l’épilogue, qui certes déplace le centre de gravité du bouquin, lui parlerait de nous. Alors je n’y comprends rien, mais je sens bien que c’est parce que je ne veux pas voir. Ça viendra. J’ai bien peur que ce ne soit tout simplement les scènes de désamour entre l’auteur et sa femme qui ne lui aient rappelé des souvenirs.

samedi 3 mars 2007

Rose de pierre, Anne Bragance, Paris, 3 mars 2007

-
À l’opposé de La chambre des officiers, le niveau littéraire de ce petit livre écrit à la 1ère personne est en complet décalage avec les 13 ans, même éclairés, de la narratrice. Pas que ce soit merveilleusement écrit en plus, tout juste pas mal, si bien qu’Anne Bragance semble prétendre abusivement, planquée derrière son personnage de petite fille, à la virtuosité littéraire. Le récit, desservi donc par un niveau de langue inadéquat, est lui-même très inégal, extrêmement dur dans les parties intéressantes, molasson cul-cul façon comptine dans les passages ennuyeux.

Rose T. est blonde, grosse et dévorée par un psoriasis récurrent. Elle subit les foudres de sa mère acariâtre, qu’elle dénomme Madame T., pied-noir raciste abandonnée par son mari et qui croît avoir tout sacrifié pour sa fille. Pour ne rien arranger, Madame T. est aussi son professeur principal et la flique à mort. Rose a rencontré sa seule amie, Souade, au basket quelques mois avant le drame. Elle trouve enfin de l’amour et de la tendresse chez cette amie et sa famille, mais sa mère décide, lorsqu’elle s’en rend compte, d’envoyer Rose en pension loin de Vénissieux, à Valence, dès le lundi suivant. Au cours d’une expédition photographique sur le toit de la tour de Souade, évacuée pour procéder à sa destruction (longues platitudes sur la violence du déracinement pour les habitants de ces tours), Rose pousse Souade dans le vide et la tue. Le juge n’arrive à lui arracher quelques mots qu’au bout de huit semaines, et le livre se conclut par sa question : « Est-ce que les morts nous pardonnent, Monsieur le juge, est-ce que les morts nous aiment ? ».

Voici mon interprétation personnelle, d’une subtilité psychologique pas piquée des vers : écartelée entre l’amour de sa mère et l’amour de Souade, Rose T. avait cru entrevoir une porte de sortie en accomplissant la séparation exigée de la première, en figeant la seconde dans sa soif d’absolu (« si je tombe, je m’envolerais vers l’Algérie ») et en gardant prés d’elle, dans la mort, son amie, sa seule amie… Pas mal donc, mais les fils sont gros et le ton moral pas très fin.

mardi 27 février 2007

La chambre des officiers, Marc Dugain, Rodez, 27 février 2007

-
Il a fallu qu’elle s’appelle Clémence, la femme dont Adrien Fournier s’éprend la veille de son départ pour le front, quelques jours avant que sa gueule d’ange ne soit atrocement défigurée, dès les premiers jours de combat à l’été 14. Il passera toute la guerre dans la chambre des officiers du Val de Grâce, subira 17 opérations, nouera des amitiés indéfectibles avec Weil et Penantster, défigurés comme lui, et ruminera sur cette Clémence avec laquelle il n’a passé qu’une nuit mais à laquelle il n’a pas renoncé. Ayant retrouvé sa trace en 19, il se présente à elle. Elle lui dira une dizaine d’années plus tard qu’il a eu tort de ne pas chercher à la revoir ensuite… confidence qui pour Adrien équivaut à une seconde blessure. Il s’est marié entre temps, a eu une fille et a coulé des jours particulièrement joyeux avec ses potes les monstres.

Ça se lit en deux heures, c’est très modeste mais aussi très touchant. Le style du récit, sa taille et les considérations générales qui l’agrémentent collent parfaitement à la personnalité du narrateur, qui est un périgourdin éduqué mais n’a aucune prétention littéraire. Le niveau des détails médicaux en particulier est largement suffisant pour me provoquer de nombreux haut-le-cœurs mais n’est pas technicien. Les remarques politiques ou sociales sur le patriotisme, la der des ders, Pétain, d’une façon générale sur les époques traversées sont d’une grande simplicité mais profondes et justes. On pourrait penser au début que c’est un conte moral mais je ne crois pas qu’il y ait tellement de leçons à en tirer. C’est juste une histoire touchante de vérité.

dimanche 25 février 2007

Les prophètes du bonheur, Alain Minc, Paris, 25 février 2007

-
Acheter un livre de Minc, quelle drôle d’idée ! Même en poche, c’est contrariant de songer aux quelques euros ou centimes d’euros ainsi rapportés à cette imposture intellectuelle, professionnel de la posture et tireur, par on ne sait quelle grâce et au profit d’on ne sait qui, de multiples ficelles. J’ai même eu honte de le lire dans le métro…

Le contenu est parfaitement inoffensif, au point que Minc se paie le luxe de le dire lui-même à la fin (« j’’émerge perplexe de cette démarche »), sans se cacher de ce que ce sont deux normaliens qui ont fait pour lui les recherches sur la quinzaine d’économistes dont la présentation synthétique fait l’objet du livre. On se doutait qu’il n’avait pas lu les auteurs dont il résume la pensée et qu’il n’avait pas écrit le livre, mais de là à citer nommément ses nègres… En fait c’est tout Minc : il a une idée, pas vraiment révolutionnaire mais à laquelle je souscris pleinement, à savoir que l’économie se perd en route lorsqu’elle se croît une science exacte, centrée sur les mathématiques et le perfectionnement perpétuel de modèles prédictifs. En gros l’économie doit rester du bricolage et se situer à la lisière de l’histoire, de la sociologie, de la psychologie, etc… L’idée en elle-même étant un peu courte pour être développée sur 300 pages, Minc a la lumineuse inspiration de présenter une sélection arbitraire de grandes figures de l’économie, sur la base d’un chapitre par auteur, distribuant généreusement bons et mauvais points et dissertant sur les mérites de chacun. On apprend peu de choses dans l’ensemble sur la pensée économique elle-même, mais la bio people de chaque auteur n’est pas dénuée d’intérêt. J’aurais sans doute cité les auteurs à meilleur escient dans mes dissertations universitaires si j’avais su quel branleur était celui-là (Pareto par exemple) ou quel obsessionnel obtus était tel autre (Schumpeter). Minc n’est pas le meilleur des pédagogues s’agissant de la production théorique de ces auteurs. J’ai certes enfin compris la distinction entre valeur d’usage (prix en fonction de l’utilité d’un bien) et valeur d’échange (prix en fonction de l’offre et de la demande), re-appris que Hayek voulait supprimer le monopole d’émission de la monnaie dévolu aux banques centrales et que le lumpenprolétariat est l’armée de réserve du capitalisme(ce qui éclaire le concept de lumpenpétasse). Mais à de nombreuses reprises la présentation est trop elliptique pour donner une chance de saisir en profondeur de quoi il retourne. Quant au style, il est sans intérêt mais grossièrement inefficace, multipliant les « à l’évidence », « il va de soi » et autres « bien sûr »… Soit c’est évident, et le dire est inutile, soit ça ne l’est pas, et vouloir faire croire que ça l’est est un procédé de vulgaire propagande.

Bref ne jamais acheter un autre livre de Minc à l’avenir.

samedi 10 février 2007

Tocqueville et la démocratie, Pierre Manent , Paris, 10 février 2007

-
Petite lecture savante, de difficulté inégale, résumant les deux ouvrages majeurs de Tocqueville (la démocratie en Amérique et L’Ancien Régime et la Révolution) à travers le prisme du concept de démocratie et avec le soutien de moult citations. La langue de Tocqueville est belle, limpide et précise ; elle seule permet de soutenir une pensée audacieuse parce que générale sans trop verser dans les lieux communs. À ce petit jeu, Pierre Manent ne s’en sort pas trop mal non plus, mais pas avec la même élégance. Exemple de généralité tocquevillienne : « L’égoïsme est un amour passionné et exagéré de soi-même, qui porte l’homme à ne rien rapporter qu’à lui seul et à se préférer en tout. L’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible, qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte qu’après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même. »

J’ai profité de cette lecture pour exhumer mon exemplaire de la Démocratie, hérité de je ne sais plus lequel de mes grands-pères, ainsi que Les étapes de la pensée sociologique d’Aron qui lui consacre un amusant chapitre, dans lequel il confesse son admiration pour cet auteur appelé à figurer parmi les pères de la sociologie, mais déplore son vocabulaire manquant de technicité et son style trop éloquent pour faire un honnête et ennuyeux sociologue. Aron met d’ailleurs en exergue de son chapitre une citation de L’Ancien Régime et la Révolution, également reprise par Manent, qui reste mystérieuse mais dont je présume que le sens se révèlera un jour : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle-même est fait pour servir. »

Pour Tocqueville, la démocratie est davantage un état social, l’égalité des conditions (opposée à l’aristocratie), qu’un système politique, et c’est la résultante inéluctable de la passion des hommes pour l’égalité. C’est en ce sens que la Révolution française n’a fait qu’entériner un état de fait préexistant, la monarchie absolue ayant depuis un siècle et demi démonté pièce par pièce l’ancienne aristocratie féodale. Les progrès de l’égalité interdisent peu à peu aux individus d’exercer une influence sur les autres, chacun étant appelé disposer librement de soi-même. En cela l’égalité sépare les hommes, nivelle les ambitions et prépare l’avènement de la médiocrité universelle. Pour autant le système déploie de tels charmes de douceurs et correspond si bien à la nature originelle des hommes qu’il est hors de question de faire marche arrière une fois qu’on y a goûté. Au contraire la soif d’égalité semble augmenter avec l’égalisation des conditions. Il faut donc aimer la démocratie, mais avec modération, en gardant à l’esprit le caractère aliénant de l’égalité et en lui cherchant des contrepoids ou des échappatoires.

Pour Tocqueville, le facteur équilibrant de la démocratie américaine est la religion, point sur lequel Manent insiste longuement sans parvenir à l’expliciter. A bien des égards la défense de la religion par Tocqueville ressemble à un blocage personnel, la trahison de classe ultime à laquelle il ne peut se résoudre. Pour autant il est exact que la pratique religieuse et la place de la religion aux Etats-Unis, son lien intime avec la vie sociale et politique et son pouvoir exorbitant, ne laissent pas de surprendre. Il me paraît juste de dire qu’aux Etats-Unis démocratie et religion s’utilisent l’une l’autre et que les américains, sans forcément conserver la foi des puritains originels, sont attachés aux dogmes religieux pour leur utilité en termes de pouvoir social et de cohésion associative. Car le vrai contrepoids de l’individualisme tocquevillien est le lien associatif, librement consenti dans le cadre de la théorie de l’intérêt bien entendu.

lundi 22 janvier 2007

Nexus, Henry Miller, Paris, 22 janvier 2007

-
« L’hiver de la vie, comme quelqu’un aurait dû dire, commence à la naissance. Les années les plus dures sont de un à quatre-vingt-dix ans. Après, ça va tout seul. »

Pour ce troisième et dernier volet de la Crucifixion, Miller traverse une période terrible d’abandon et de désespoir, avant de ressusciter dans l’euphorie du départ imminent pour Paris (où il vécut de 1930 à 1939, traversant semble t-il d’autres passages délicats : divorce d’avec Mona – June dans la vraie vie – en 1931 et clochardisation avant la publication du 1er Tropiques en 1934). Les choses commencent à se gâter lorsque Mona fait la rencontre de Stasia, une sauvageonne totalement barrée qui emménage avec eux. Il s’agit moins d’un ménage à trois (Stasia prétend toujours être vierge) que d’une concurrence exacerbée entre Miller et Stasia pour l’amour de Mona, qui bien sur les aime tous les deux autant.

Miller est peu à peu exclu et pète les câbles dans la cave qu’ils occupent à Brooklyn, pendant que les filles courent le Village à la recherche de pigeons. Pour finir elles embarquent sans prévenir pour Paris, plongeant Miller dans un isolement et un désespoir accablants : une nouvelle fois, retour chez les parents. C’est à ce moment que Miller conçoit le projet d’écrire son histoire avec Mona, ce qui semble avoir occupé l’intégralité de son œuvre. Évidemment il y a toujours un ou deux anges gardiens qui traînent et qui lui permettent d’endurer son malheur jusqu’à ce que le retour de Mona le ressuscite. Elle revient seule, s’étant disputée avec Stasia (Jean Kronski dans la vraie vie, qui se serait en fait lancée dans une relation avec Anaïs Nin – Anaïs Nin qui conte dans son journal quelques épisodes fougueux en compagnie de Miller, mais à une période bien plus tardive…). Tout s’inverse alors et le bonheur éclabousse tout le dernier tiers du livre : Miller pond son roman, Mona trouve parmi ses pigeons un type désireux de le publier ainsi qu’un superbe appartement à Brooklyn, et avec l’argent du livre ils s’en vont pour Paris. Fin de l’accouchement au forceps d’un écrivain.

Ni Plexus, ni Nexus ne retrouvent la fougue dévastatrice de Sexus, le plus factuel des trois. Miller a une tendance avérée aux divagations mystiques, ce qui n’est pas de mon goût car ça tourne toujours plus ou moins autour d’être soi-même… En général il commence un chapitre par un récit factuel, avant de dériver vers des considérations abstraites ou des références culturelles (avec notamment pour grand héros de ce 3ème tome Knut Hamsum, prix Nobel de littérature et collabo notoire lors de la 2nde guerre mondiale). Mais les trois tomes sont d’une qualité littéraire époustouflante : outre la richesse sémantique prodigieuse et la multiplication de références brillantes, Miller n’a pas son pareil pour imager son propos avec des associations saugrenues et drôles, qui si on les regarde à froid en décomposant chaque élément sont tout à fait absurdes, mais qui percutent puissamment si l’on s’en tient à leur viscérale force poétique : « Et ainsi, comme un concerto de piano pour la main gauche, la journée glissait » ; « Isaac Poussière, né de la poussière et qui retourne à la poussière. De la poussière à la poussière. Ajoutez un codicille en faveur du bon vieux temps. » Il faut mentionner la passion de Miller pour tout ce qui est juif (ce qu’est Mona bien qu’elle s’en défende), en particulier le mysticisme, l’érudition et le goût de l’argutie. D’ailleurs tous les juifs qu’il croise le prennent pour l’un des leurs. Est-ce de l’antisémitisme refoulé ou un snobisme chic ?

Un petit extrait de pur Miller pour finir, parmi les dernières lignes de la Crucifixion donc sans doute écrites vers 1959 à Big Sur : « N’était-elle pas ouverte à tous, cette terre bénie de la liberté (à l’exception bien sur des peaux rouges, des peaux noires et des ventres jaunes d’Asie). C’est dans ces dispositions d’esprit que mes Grosspapas et mes Grosmamas étaient venus. Le grand voyage vers la terre promise. Windjammers. Trois mois en mer, avec la dysenterie, le beri-beri, les poux, les morpions, la rage, la fièvre jaune, la malaria et autres délices de ce genre de croisières. Ils avaient trouvé la vie à leur goût, ici, en Amérique, mes ancêtres, bien que, dans leurs efforts pour garder l’âme chevillée au corps, ils aient succombé avant l’âge. (Mais leurs tombes sont encore en bon état). »

Allah n’est pas obligé, Ahmadou Kourouma, Paris, 22 janvier 2007

-
« Allah n’est pas obligé d’être juste dans toutes ses choses ici bas. » C’est le refrain de cette ballade tragique, ponctuée de « Faforo (bangala du père) ! » et de « Gnamokodé (bâtard de bâtardise) ! », qui voit l’enfant soldat Birahima errer en compagnie du Grigriman Yacouba à travers les guerres tribales du Liberia et de la Sierra Leone, à la recherche de sa tante Mahan qui a été désignée pour l’éduquer à la mort de sa mère.

C’est un livre d’enfant, sur le mode de L’attrape-cœur ou de La vie devant soi, qui narre avec naïveté et fatalité trois années d’une litanie d’atrocités, avec en prime une ambition polyglotte très réussie dans la mise en œuvre (la traduction ou la définition des mots français français, français d’Afrique ou pidgin est indiquée entre parenthèse directement dans le texte) mais sans trouver vraiment de fondement dans le personnage de Birahima (sauf qu’il a hérité de dictionnaires). Tout comme les récits et analyses politiques sont bons mais surprenants dans la bouche d’un enfant soldat.

Le récit est répétitif et lancinant, des phrases similaires revenant autant de fois que les mêmes situations se présentent : « Le camp militaire était limité par des crânes humains portés par des pieux. Ça c’est la guerre tribale qui veut ça. » La galerie de portraits des chefs de bande rencontrés est d’une grande constance dans le sadisme et la folie paranoïaque et sanguinaire, avec peut-être une mention spéciale pour Foday Sankoh, le chef des RUF de Sierra Leone, qui projeta de couper les mains de tous les citoyens (« manches courtes » ou « manches longues » selon l’inspiration) pour empêcher la tenue d’élections démocratiques ou encore imposait aux enfants désireux de devenir enfants soldats (poste envié pour la bouffe, la drogue et parfois même le salaire) de commencer par tuer leurs propres parents pour prouver leur loyauté. Les oraisons funèbres d’enfants soldats se suivent et se ressemblent. La crédulité des Africains et leur docilité vis-à-vis de chefs ne respectant aucun principe sont atterrantes et Kourouma a le grand mérite de ne pas les édulcorer. Seul Birahima semble douter (ponctuellement) de l’efficacité des grigris anti-balles… Birahima qui d’ailleurs passe sous silence ses propres turpitudes, comme s’il n’avait aucune conscience de ses actes d’enfant soldat…

dimanche 7 janvier 2007

Plexus, Henry Miller, Paris, 7 janvier 2007

-
« Et si l’on me demandait : As-tu joui de ton séjour sur terre ?, je répondrais : « Ma vie n’a été qu’une longue crucifixion en rose. »

La suite des aventures du monstre Miller est nettement moins jubilatoire que la crucifixion 1ère époque, ne serait-ce qu’en raison de l’absence complète d’épisodes obscènes, le sexe se résumant à de furtives allusions quand c’était une des matières prépondérantes du bien nommé Sexus. Sans doute le décalage de 13 années entre la rédaction des deux tomes n’y est pas pour rien.

Plexus relate les difficultés matérielles du couple Mona / Val, elle travaillant (c’est-à-dire faisant la serveuse ou l’entraîneuse et recevant des subsides de ses admirateurs par des procédés sur lesquels Miller préfère ne pas trop se pencher), lui bullant à de rares exceptions pour se concentrer sur l’écriture ou l’attente de l’écriture. Toujours au gré des rencontres et des opportunités, Mona et Val se font marchands de petits poèmes, vendeurs ambulants de bonbons, tenanciers d’un speakeasy éphémère à leur domicile. Val finit en vendeur d’encyclopédie au porte à porte, non sans avoir préalablement refusé des offres mirobolantes dans la publicité ou certaines publications.

Ils sont contraints à certains moments de retourner vivre chacun chez leurs parents, ceux de Miller se montrant légitimement soucieux d’avoir chez eux leur grand fils de 34 ans, deux fois marié et père d’une petite fille. Cette Crucifixion en rose est avant tout une leçon de persévérance pour les artistes en herbe dont le talent tarde à être reconnu. Du moins non c’est avant tout un beau morceau de littérature. Les allers-retours chronologiques sont un peu systématiques (Miller tombe sur un type dans la rue et l’on sait qu’on va en prendre pour 15 pages du récit de leurs frasques communes à l’adolescence) mais permettent aussi une respiration agréable. Sur le plan intellectuel, Miller fait feu de tout bois et multiplie les références, en particulier à ses quatre cavaliers de l’apocalypse que sont Nietzsche l’iconoclaste, Dostoïevski le grand inquisiteur (c’est chic d’avoir un écrivain russe pour mentor, si l’on pense au culte de Mc Liam Wilson pour Tolstoï), Elie Faure le magicien et Oswald Spengler (auteur du Déclin de l’occident) le bâtisseur de schémas. Il invoque également nombre de figures plus obscures mais prometteuses comme John Brown (idéaliste révolutionnaire américain précurseur de la lutte contre l’esclavage), Gilles de Rais (compagnon de Jeanne d’Arc et par ailleurs meurtrier violeur en très grande série) et une multitude d’autres. Sa culture absolument encyclopédique semble confirmer la supposition de Miller selon laquelle 2 à 3 heures de lecture quotidiennes tout au long de sa vie devraient permettre de mourir en ayant lu toutes les choses importantes. À noter enfin quelques passages franchement ennuyeux, en particulier les récits de rêves et la fin ésotérique consacrée à l’apologie d’Oswald Spengler, qui fait suite aux visions prophétiques d’un certain Claude : on se croirait dans Hermann Hesse, quelle horreur (il est d’ailleurs cité fort à propos par Miller) !