samedi 16 décembre 2006

Les Tongs ? C’est pas le pied, anonyme, Paris, 16 décembre 2006

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La sœur de P. a écrit un petit texte sur sa tentative avortée d’intégrer le département publicité d’une boite coréenne à Seoul, et fantasme sur sa publication éventuelle. Sur ma demande, elle me l’envoie et attend mon avis. Et bien… disons tout net que ça n’a aucune chance d’être publié, et le simple fait qu’elle s’interroge sur ce point laisse songeur sur la capacité d’autoévaluation d’un écrivain débutant.

Le démarrage est catastrophique ; non seulement un lecteur de maison d’édition ne passerait pas me semble t-il la 3ème ligne mais une simple maîtresse d’école en serait horrifiée. Ça s’améliore nettement au bout d’un moment, avec un ton pubard agressif qui a son charme et pas mal de trouvailles, notamment le chef clapette et les Tongs (les Coréens). La critique systématique et universelle est plutôt drôle, même si on est parfois pas loin du racisme, ça a au moins le mérite d’être incorrect et du moment que les Ricains, les Anglais et les Français en prennent aussi pour leur grade…

Au final, ça pourrait être le tout début de quelque chose parce qu’il y a un ton et pas mal de matière, mais il faudrait voir à se mettre au boulot. L’auteur n’a pas l’air du genre perfectionniste ; elle semble dans une sorte de culte du 1er jet qui viserait à préserver le ton spontané, mais je pense qu’elle gagnerait beaucoup à reprendre son texte de A à Z, à le réorganiser avec beaucoup plus de rigueur, et à l’étoffer : pourquoi part-elle en Corée, à la suite de quels déboires, dans quelle entreprise ? On ne comprend rien de tout ça pour l’instant. Pour que ce soit publiable, il faudrait sans doute développer quelques personnages récurrents qui tiendraient lieu de fil rouge, développer les aspects plus personnels, densifier les analyses et considérations d’ordre général, peut-être mettre en scène le récit en l’adressant à quelqu’un… Bref un sacré taffe, mais qui fait envie. Pour moi ce serait la partie plaisante (structurer, étoffer, réécrire), le plus dur étant fait quand on a un sujet et un ton. C’est du moins ce qu’il me semble du haut de ma complète inexpérience s’agissant d’écrire un texte littéraire de plus de deux pages.

jeudi 14 décembre 2006

Sexus, Henry Miller, Paris, 14 décembre 2006

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Premier tome de la Crucifixion en rose, l’autobiographie épaisse de Henry Miller, Sexus relate la période allant de la rencontre de Mara jusqu’au mariage avec Mona (la même personne rebaptisée en cours de route) avec quelques sauts en avant ou en arrière dans le temps, au gré des rencontres. Toute l’existence de Miller semble se dérouler au gré des rencontres, en suivant les envies qui viennent sans jamais laisser s’interposer la moindre limite morale.

À cette époque (1924), Miller a 33 ans, un poste enviable de DRH à la compagnie cosmodémonique des télégraphes et met peu à peu au clou son fantasme d’écriture. Il hait sa femme Maude avec application, semble ignorer sa petite fille (ou refuse d’en parler par pudeur ?), pochetronne et baisouille au gré des rencontres. Un soir au dancing il tombe sur Mara, une entraîneuse, et tombe raide amoureux. Mystérieuse mythomane comme lui toujours à court d’argent, elle semble pouvoir faire contrepoids à son inconséquence par une folie encore plus radicale. Miller divorce, ce qui sonne le démarrage d’une vie sexuelle d’une intensité totalement inédite avec Maude, sans que cela remette une seconde en question l’amour viscéral qu’il porte à Mara (devenue Mona alors que lui devient Val). Ils emménagent ensemble à Brooklyn dans une location hors de prix en empruntant tout ce qu’ils peuvent et se marient. L’épisode finit en légère dérive mentale à la fin de la journée du mariage.

Ici on a clairement affaire à un monstre : de littérature, d’égoïsme, de franchise, de liberté, de frime et de luxure. Le genre qui peut pas croiser une femme désirable sans l’emmancher et qui procure (ou croît procurer) 14 orgasmes à toutes celles qu’il honore de son pénis des plus réactifs. Le style est phénoménal, jubilatoire, avec des cascades d’images percutantes et incroyablement originales. Il n’a pas son pareil pour provoquer des triques violentes dans le métro, dont l’ingrédient excitant est clairement la transgression. Rien ne le fait reculer : baiser la femme d’un copain, son ex-épouse effondrée, la voisine adolescente, une Irlandaise moche en retour de cuite. Miller ne se sent tenu à aucun engagement vis-à-vis de qui que ce soit, fusse Mona. Il n’éprouve aucune culpabilité pour son absence de tristesse le jour où elle tente de se suicider au moment où il était en pleine fornication avec Maude, n’a aucune intention de payer les pensions alimentaires (alors même qu’il demande à payer double au tribunal). Il ne prétend pas à la vertu, ni à aucune fiabilité, et ce sans malignité (sauf exception ludique). Cet individualisme radical choque encore le lecteur de 2006 alors que le récit date de 1939 et relate des faits de 1924, si du moins le lecteur, pourtant prévenu, a la crédulité de croire sur parole les vantardises de l’auteur. Miller est enfin un monstre de bavardage qui dure plaisamment et brillamment cinq pages, multipliant les anecdotes à l’énergie, là où l’écrivain moyen semblerait s’appesantir au bout d’un paragraphe. Quelques longueurs psychédéliques auraient pu être élaguées, mais au plus une centaine de pages sur les quelques 650 de ce premier tome. Reste à tenir le rythme sur le millier qui suit.