vendredi 23 juillet 2004

La conspiration des imbéciles, John Kennedy Toole, Billième, 23 juillet 2004

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Alors là grande classe : un livre parfait, du niveau (selon mon appréciation personnelle) du Rouge et le Noir et de Eurêka Street. J’en suis béat d’admiration et plein de reconnaissance pour Hâdrien, auquel je devais déjà la découverte du Maître et Marguerite et des Courtisanes de Balzac.

Un livre hilarant, burlesque, poétique, désespéré, politique, mystérieux, romantique, crade, profondément original, bien écrit, bien traduit la plupart du temps, épais, dense. Bref à lire et à relire comme mes deux livres de chevet précités, que je compte relire bientôt soit dit au passage, et à la suite desquels je relirai celui-ci.

Voici donc la fabuleuse épopée d’Ignatius Reily, génie mégalomane de 28 ans en guerre avec la société : obèse, moustachu, fin lettré, il vit chez sa mère à la Nouvelle-Orléans, dont il n’est sorti qu’une fois pour se rendre à Baton-Rouge mais on n’est pas près de l’y reprendre, et travaille à son œuvre. Sa philosophie met en avant la théologie et la géométrie et s’inspire de l’œuvre du romain Boèce, apparemment un stoïque pour lequel toute volonté de succès est méprisable. Avec son anneau pylorique capricieux, son considérable surpoids, sa crasse, sa maladresse, sa mauvaise foi, son égoïsme et son combat anti-social, Ignatius est rejeté de toute part, mais il n’en a cure. Seule sa mère qui subvient à ses besoins, et Myrna Minkoff son amoureuse platonique rencontrée à l’université, entretiennent des relations avec lui. Jusqu’au jour où à la suite de complications financières, la mère d’Ignatius le contraint à aller chercher du travail. S’en suit une avalanche de catastrophes et de fiascos, aux pantalons Levy dans un premier temps, puis au Paradise Vendors de Mr Clyde (magnat de la Francfort), parsemés de combats politiques houleux tels que la croisade pour la fierté des Maures ou l’avènement de la paix universelle par la réservation de la carrière militaire aux seuls homosexuels. Ignatius profite de ses déboires pour alimenter son journal d’un jeune travailleur, très susceptible d’être adapté au cinéma et de clouer le bec à l’arrogante Myrna Minkoff. Toujours est-il que de déboires en cataclysmes, Ignatius se met dans de si sales draps que seule l’apparition in extremis de Myrna Minkoff permet de le sauver des infirmiers envoyés par sa mère pour l’interner : Ah l’amour…

Pour le burlesque et la galerie de personnages (Mr Jones, Lana Lee, Mr et Mrs Levy, Gonzalez, Mrs Trixie, Darlena, Mr Clyde, Mr Greene, etc…), on dirait du Pennac en plus profond, avec de la densité psychologique en dépit de figures parfaitement farfelues. Là-dessus Ignatius est un génie dont la culture et le vocabulaire sont vastes, et la peinture de l’Amérique des années 60 est à la fois originale et cruelle (l’obsession des « communisses », l’agent de police Mancuso désespérément à la recherche d’un suspect, les noirs et l’esclavage moderne, le « bouligne »…). Ignatius entretient une relation étonnante avec la télé et le cinéma : il se délecte du mauvais goût et de la vulgarité des programmes et ne les raterait pour rien au monde, tant il a plaisir à détester ce spectacle. De même, quand il est particulièrement satisfait d’un de ses écrits, il le qualifie de « commercial ». Une des qualités de ce livre et de ses personnages est ainsi de laisser de la place aux paradoxes et aux contradictions. C’est de là que vient l’épaisseur.

L’épaisseur peut-être aussi vient de ce que l’associabilité d’Ignatius est sans doute en partie celle de l’auteur, qui s’est suicidé à 32 ans quelques années après avoir écrit ce livre, se croyant apparemment un écrivain raté. Peut-être tout simplement qu’il avait tout mis dans un seul livre.

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