lundi 22 janvier 2007

Nexus, Henry Miller, Paris, 22 janvier 2007

-
« L’hiver de la vie, comme quelqu’un aurait dû dire, commence à la naissance. Les années les plus dures sont de un à quatre-vingt-dix ans. Après, ça va tout seul. »

Pour ce troisième et dernier volet de la Crucifixion, Miller traverse une période terrible d’abandon et de désespoir, avant de ressusciter dans l’euphorie du départ imminent pour Paris (où il vécut de 1930 à 1939, traversant semble t-il d’autres passages délicats : divorce d’avec Mona – June dans la vraie vie – en 1931 et clochardisation avant la publication du 1er Tropiques en 1934). Les choses commencent à se gâter lorsque Mona fait la rencontre de Stasia, une sauvageonne totalement barrée qui emménage avec eux. Il s’agit moins d’un ménage à trois (Stasia prétend toujours être vierge) que d’une concurrence exacerbée entre Miller et Stasia pour l’amour de Mona, qui bien sur les aime tous les deux autant.

Miller est peu à peu exclu et pète les câbles dans la cave qu’ils occupent à Brooklyn, pendant que les filles courent le Village à la recherche de pigeons. Pour finir elles embarquent sans prévenir pour Paris, plongeant Miller dans un isolement et un désespoir accablants : une nouvelle fois, retour chez les parents. C’est à ce moment que Miller conçoit le projet d’écrire son histoire avec Mona, ce qui semble avoir occupé l’intégralité de son œuvre. Évidemment il y a toujours un ou deux anges gardiens qui traînent et qui lui permettent d’endurer son malheur jusqu’à ce que le retour de Mona le ressuscite. Elle revient seule, s’étant disputée avec Stasia (Jean Kronski dans la vraie vie, qui se serait en fait lancée dans une relation avec Anaïs Nin – Anaïs Nin qui conte dans son journal quelques épisodes fougueux en compagnie de Miller, mais à une période bien plus tardive…). Tout s’inverse alors et le bonheur éclabousse tout le dernier tiers du livre : Miller pond son roman, Mona trouve parmi ses pigeons un type désireux de le publier ainsi qu’un superbe appartement à Brooklyn, et avec l’argent du livre ils s’en vont pour Paris. Fin de l’accouchement au forceps d’un écrivain.

Ni Plexus, ni Nexus ne retrouvent la fougue dévastatrice de Sexus, le plus factuel des trois. Miller a une tendance avérée aux divagations mystiques, ce qui n’est pas de mon goût car ça tourne toujours plus ou moins autour d’être soi-même… En général il commence un chapitre par un récit factuel, avant de dériver vers des considérations abstraites ou des références culturelles (avec notamment pour grand héros de ce 3ème tome Knut Hamsum, prix Nobel de littérature et collabo notoire lors de la 2nde guerre mondiale). Mais les trois tomes sont d’une qualité littéraire époustouflante : outre la richesse sémantique prodigieuse et la multiplication de références brillantes, Miller n’a pas son pareil pour imager son propos avec des associations saugrenues et drôles, qui si on les regarde à froid en décomposant chaque élément sont tout à fait absurdes, mais qui percutent puissamment si l’on s’en tient à leur viscérale force poétique : « Et ainsi, comme un concerto de piano pour la main gauche, la journée glissait » ; « Isaac Poussière, né de la poussière et qui retourne à la poussière. De la poussière à la poussière. Ajoutez un codicille en faveur du bon vieux temps. » Il faut mentionner la passion de Miller pour tout ce qui est juif (ce qu’est Mona bien qu’elle s’en défende), en particulier le mysticisme, l’érudition et le goût de l’argutie. D’ailleurs tous les juifs qu’il croise le prennent pour l’un des leurs. Est-ce de l’antisémitisme refoulé ou un snobisme chic ?

Un petit extrait de pur Miller pour finir, parmi les dernières lignes de la Crucifixion donc sans doute écrites vers 1959 à Big Sur : « N’était-elle pas ouverte à tous, cette terre bénie de la liberté (à l’exception bien sur des peaux rouges, des peaux noires et des ventres jaunes d’Asie). C’est dans ces dispositions d’esprit que mes Grosspapas et mes Grosmamas étaient venus. Le grand voyage vers la terre promise. Windjammers. Trois mois en mer, avec la dysenterie, le beri-beri, les poux, les morpions, la rage, la fièvre jaune, la malaria et autres délices de ce genre de croisières. Ils avaient trouvé la vie à leur goût, ici, en Amérique, mes ancêtres, bien que, dans leurs efforts pour garder l’âme chevillée au corps, ils aient succombé avant l’âge. (Mais leurs tombes sont encore en bon état). »

Allah n’est pas obligé, Ahmadou Kourouma, Paris, 22 janvier 2007

-
« Allah n’est pas obligé d’être juste dans toutes ses choses ici bas. » C’est le refrain de cette ballade tragique, ponctuée de « Faforo (bangala du père) ! » et de « Gnamokodé (bâtard de bâtardise) ! », qui voit l’enfant soldat Birahima errer en compagnie du Grigriman Yacouba à travers les guerres tribales du Liberia et de la Sierra Leone, à la recherche de sa tante Mahan qui a été désignée pour l’éduquer à la mort de sa mère.

C’est un livre d’enfant, sur le mode de L’attrape-cœur ou de La vie devant soi, qui narre avec naïveté et fatalité trois années d’une litanie d’atrocités, avec en prime une ambition polyglotte très réussie dans la mise en œuvre (la traduction ou la définition des mots français français, français d’Afrique ou pidgin est indiquée entre parenthèse directement dans le texte) mais sans trouver vraiment de fondement dans le personnage de Birahima (sauf qu’il a hérité de dictionnaires). Tout comme les récits et analyses politiques sont bons mais surprenants dans la bouche d’un enfant soldat.

Le récit est répétitif et lancinant, des phrases similaires revenant autant de fois que les mêmes situations se présentent : « Le camp militaire était limité par des crânes humains portés par des pieux. Ça c’est la guerre tribale qui veut ça. » La galerie de portraits des chefs de bande rencontrés est d’une grande constance dans le sadisme et la folie paranoïaque et sanguinaire, avec peut-être une mention spéciale pour Foday Sankoh, le chef des RUF de Sierra Leone, qui projeta de couper les mains de tous les citoyens (« manches courtes » ou « manches longues » selon l’inspiration) pour empêcher la tenue d’élections démocratiques ou encore imposait aux enfants désireux de devenir enfants soldats (poste envié pour la bouffe, la drogue et parfois même le salaire) de commencer par tuer leurs propres parents pour prouver leur loyauté. Les oraisons funèbres d’enfants soldats se suivent et se ressemblent. La crédulité des Africains et leur docilité vis-à-vis de chefs ne respectant aucun principe sont atterrantes et Kourouma a le grand mérite de ne pas les édulcorer. Seul Birahima semble douter (ponctuellement) de l’efficacité des grigris anti-balles… Birahima qui d’ailleurs passe sous silence ses propres turpitudes, comme s’il n’avait aucune conscience de ses actes d’enfant soldat…

dimanche 7 janvier 2007

Plexus, Henry Miller, Paris, 7 janvier 2007

-
« Et si l’on me demandait : As-tu joui de ton séjour sur terre ?, je répondrais : « Ma vie n’a été qu’une longue crucifixion en rose. »

La suite des aventures du monstre Miller est nettement moins jubilatoire que la crucifixion 1ère époque, ne serait-ce qu’en raison de l’absence complète d’épisodes obscènes, le sexe se résumant à de furtives allusions quand c’était une des matières prépondérantes du bien nommé Sexus. Sans doute le décalage de 13 années entre la rédaction des deux tomes n’y est pas pour rien.

Plexus relate les difficultés matérielles du couple Mona / Val, elle travaillant (c’est-à-dire faisant la serveuse ou l’entraîneuse et recevant des subsides de ses admirateurs par des procédés sur lesquels Miller préfère ne pas trop se pencher), lui bullant à de rares exceptions pour se concentrer sur l’écriture ou l’attente de l’écriture. Toujours au gré des rencontres et des opportunités, Mona et Val se font marchands de petits poèmes, vendeurs ambulants de bonbons, tenanciers d’un speakeasy éphémère à leur domicile. Val finit en vendeur d’encyclopédie au porte à porte, non sans avoir préalablement refusé des offres mirobolantes dans la publicité ou certaines publications.

Ils sont contraints à certains moments de retourner vivre chacun chez leurs parents, ceux de Miller se montrant légitimement soucieux d’avoir chez eux leur grand fils de 34 ans, deux fois marié et père d’une petite fille. Cette Crucifixion en rose est avant tout une leçon de persévérance pour les artistes en herbe dont le talent tarde à être reconnu. Du moins non c’est avant tout un beau morceau de littérature. Les allers-retours chronologiques sont un peu systématiques (Miller tombe sur un type dans la rue et l’on sait qu’on va en prendre pour 15 pages du récit de leurs frasques communes à l’adolescence) mais permettent aussi une respiration agréable. Sur le plan intellectuel, Miller fait feu de tout bois et multiplie les références, en particulier à ses quatre cavaliers de l’apocalypse que sont Nietzsche l’iconoclaste, Dostoïevski le grand inquisiteur (c’est chic d’avoir un écrivain russe pour mentor, si l’on pense au culte de Mc Liam Wilson pour Tolstoï), Elie Faure le magicien et Oswald Spengler (auteur du Déclin de l’occident) le bâtisseur de schémas. Il invoque également nombre de figures plus obscures mais prometteuses comme John Brown (idéaliste révolutionnaire américain précurseur de la lutte contre l’esclavage), Gilles de Rais (compagnon de Jeanne d’Arc et par ailleurs meurtrier violeur en très grande série) et une multitude d’autres. Sa culture absolument encyclopédique semble confirmer la supposition de Miller selon laquelle 2 à 3 heures de lecture quotidiennes tout au long de sa vie devraient permettre de mourir en ayant lu toutes les choses importantes. À noter enfin quelques passages franchement ennuyeux, en particulier les récits de rêves et la fin ésotérique consacrée à l’apologie d’Oswald Spengler, qui fait suite aux visions prophétiques d’un certain Claude : on se croirait dans Hermann Hesse, quelle horreur (il est d’ailleurs cité fort à propos par Miller) !