samedi 10 février 2007

Tocqueville et la démocratie, Pierre Manent , Paris, 10 février 2007

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Petite lecture savante, de difficulté inégale, résumant les deux ouvrages majeurs de Tocqueville (la démocratie en Amérique et L’Ancien Régime et la Révolution) à travers le prisme du concept de démocratie et avec le soutien de moult citations. La langue de Tocqueville est belle, limpide et précise ; elle seule permet de soutenir une pensée audacieuse parce que générale sans trop verser dans les lieux communs. À ce petit jeu, Pierre Manent ne s’en sort pas trop mal non plus, mais pas avec la même élégance. Exemple de généralité tocquevillienne : « L’égoïsme est un amour passionné et exagéré de soi-même, qui porte l’homme à ne rien rapporter qu’à lui seul et à se préférer en tout. L’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible, qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte qu’après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même. »

J’ai profité de cette lecture pour exhumer mon exemplaire de la Démocratie, hérité de je ne sais plus lequel de mes grands-pères, ainsi que Les étapes de la pensée sociologique d’Aron qui lui consacre un amusant chapitre, dans lequel il confesse son admiration pour cet auteur appelé à figurer parmi les pères de la sociologie, mais déplore son vocabulaire manquant de technicité et son style trop éloquent pour faire un honnête et ennuyeux sociologue. Aron met d’ailleurs en exergue de son chapitre une citation de L’Ancien Régime et la Révolution, également reprise par Manent, qui reste mystérieuse mais dont je présume que le sens se révèlera un jour : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle-même est fait pour servir. »

Pour Tocqueville, la démocratie est davantage un état social, l’égalité des conditions (opposée à l’aristocratie), qu’un système politique, et c’est la résultante inéluctable de la passion des hommes pour l’égalité. C’est en ce sens que la Révolution française n’a fait qu’entériner un état de fait préexistant, la monarchie absolue ayant depuis un siècle et demi démonté pièce par pièce l’ancienne aristocratie féodale. Les progrès de l’égalité interdisent peu à peu aux individus d’exercer une influence sur les autres, chacun étant appelé disposer librement de soi-même. En cela l’égalité sépare les hommes, nivelle les ambitions et prépare l’avènement de la médiocrité universelle. Pour autant le système déploie de tels charmes de douceurs et correspond si bien à la nature originelle des hommes qu’il est hors de question de faire marche arrière une fois qu’on y a goûté. Au contraire la soif d’égalité semble augmenter avec l’égalisation des conditions. Il faut donc aimer la démocratie, mais avec modération, en gardant à l’esprit le caractère aliénant de l’égalité et en lui cherchant des contrepoids ou des échappatoires.

Pour Tocqueville, le facteur équilibrant de la démocratie américaine est la religion, point sur lequel Manent insiste longuement sans parvenir à l’expliciter. A bien des égards la défense de la religion par Tocqueville ressemble à un blocage personnel, la trahison de classe ultime à laquelle il ne peut se résoudre. Pour autant il est exact que la pratique religieuse et la place de la religion aux Etats-Unis, son lien intime avec la vie sociale et politique et son pouvoir exorbitant, ne laissent pas de surprendre. Il me paraît juste de dire qu’aux Etats-Unis démocratie et religion s’utilisent l’une l’autre et que les américains, sans forcément conserver la foi des puritains originels, sont attachés aux dogmes religieux pour leur utilité en termes de pouvoir social et de cohésion associative. Car le vrai contrepoids de l’individualisme tocquevillien est le lien associatif, librement consenti dans le cadre de la théorie de l’intérêt bien entendu.

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