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La lecture de Michel Tournier frappe dès les premières lignes par la richesse du vocabulaire et la précision des descriptions. Le récit des 28 années d’errances psychologiques de Robinson Crusoé sur son île déserte, du naufrage de la Virginie le 30 septembre 1759 à l’accostage du Whitebird le 19 décembre 1787, est brillantissime.
Seul rescapé avec le chien Tenn alors même que le navire et sa cargaison ont eux aussi échoué sur l’île, Robinson sombre dans le désespoir après quelques vaines tentatives d’évasion (notamment l’échec de l’Evasion, construit pour reprendre la mer mais impossible à mettre à l’eau). Dans un second temps il se reprend en décidant de recréer un monde humain : l’île de la Désolation devient Speranza et Robinson son gouverneur. Le temps est rétabli et Robinson administre patiemment son territoire. Dans un troisième temps Vendredi, sauvé accidentellement par Robinson d’un sacrifice des indiens Araucanas qui accostent parfois l’île, fait son apparition et dérègle le bel ordonnancement de l’île jusqu’à provoquer l’explosion de la grotte où sont entreposés les stocks (de dynamite entre autres). Vendredi d’esclave devient alors l’égal et l’aiguillon de Robinson dans sa communion avec l’île. Lorsque accoste le Whitebird après 28 années de solitude, Robinson préfère rester dans son tête à tête avec l’île plutôt que retourner à la brutalité des hommes. Vendredi choisit en douce le Whitebird, tandis qu’un petit mousse maltraité fait le trajet inverse : Robinson le prénommera Jeudi.
Tournier fait le récit techniquement étayé des aléas de la survie sur une île déserte : Vendredi est d’abord un roman d’aventure entraînant et grand public, porté par un thème d’une force imparable et par une certaine fougue dans l’enchaînement des évènements, ainsi qu’une grande finesse psychologique. Mais c’est aussi et peut-être surtout le support d’une réflexion sur la solitude et l’isolement, ce dont témoignent les libertés de Tournier avec le cadre historique (décalage d’un siècle avec le récit originel de Defoe, écrit en 1719 et se déroulant de 1659 à 1687, remarques philosophiques volontiers anachroniques ou dignes de Houellebecq : « le sacrifice de l’individu à l’espèce, qui est toujours secrètement consommé dans l’acte de procréation ») ainsi que la postface jargonnante de Deleuze. Celle-ci m’avait été très favorablement vantée : c’est agréable de lire un livre dans l’impatience de la postface et en accordant au livre une attention redoublée en vue de la mystérieuse postface, ce d’autant que le thème de la solitude est au cœur de mes interrogations actuelles. La déception a naturellement été à la hauteur de l’attente : je n’ai rien compris, ou à peu près. Je préfère en rester à une interprétation simple : la solitude est un gouffre protéiforme et autoalimenté dont passé un certain stade on ne revient pas (« Il se pourrait qu’un jour je disparaisse sans trace, comme aspiré par le néant que j’aurais fait naître autour de moi. »). Il paraît d’ailleurs que les humains isolés perdent en quelques années l’usage de la parole. Robinson pose en règle d’exprimer toutes ses pensées à voix haute et tient un « log-book », ce qui l’aide peut-être à préserver son aptitude au langage.
D’un point de vue romanesque, le refus du retour à la civilisation de Robinson est dommageable, le choix du Robinson de Defoe est d’ailleurs différent, mais là n’est pas l’essentiel. La dernière phrase de Deleuze dans sa postface peut à elle seule alimenter des réflexions infinies : « Il faut imaginer Robinson pervers ; la seule Robinsonade est la perversion même. » Deleuze décrit la perversion comme un « altrucide », autrement dit un meurtre des possibles. Qu’est-ce qu’une « Robinsonade » ? Fantasme d’isolement, de vie morte ? Quoi de plus attirant et de plus douloureux que la solitude ?
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