dimanche 19 novembre 2006

L’ère du vide, Gilles Lipovetsky, Paris, 19 novembre 2006

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Trouvé par bonheur chez le même bouquiniste bruxellois que le Baudrillard, avec lequel des analogies existent (même année de publication, même ambition de décryptage, en particulier de 68 même si Lipovetsky réfute nommément Baudrillard, accusé de voir une rupture dans le post modernisme là où Lipovestky décèle une continuité), ce livre est une vieille connaissance dont les thèses exposées dans un de mes manuels scolaires m’avaient profondément marqué. La lecture in extenso en confirme tout l’intérêt.

Il est surprenant que l’auteur de cette somme soit toujours méconnu 23 ans après sa publication. Peut-être n’est-ce pas totalement génial, ou pas totalement révolutionnaire ? Peut-être reste t-il trop dans le constat sans préconiser aucune modalité de sortie de crise ? Peut-être ne fait-il que présenter ou reprendre les thèses d’autres penseurs ? Toujours est-il qu’il touche juste en dépit d’un style parfois pesant (ou daté) et que tous les auteurs qu’il cite et dont il expose les thèses avec brio, alors qu’elles sont souvent en 1983 de publication récente, sont ceux qui ont traversé le temps et semblent avoir gagné en reconnaissance (difficile cependant se savoir précisément ce qu’il en était déjà à l’époque…).

Par exemple la présentation de Daniel Bell est limpide. Il dessine dans Les contradictions culturelles du capitalisme une incohérence endogène du système capitaliste qui se mord la queue à la façon de la contradiction marxiste. Les logiques de production (reposant sur l’ascétisme protestant) sont inconciliables avec celles de consommation (nécessitant un hédonisme sans entrave morale, autorisé par la libération de 68) : seul un retour au puritanisme permettra selon Daniel Bell une sortie de crise. La synthèse de Durkheim en 10 lignes est elle aussi frappante : le suicide était initialement un acte de forte intégration sociale, typique des sociétés holistes (dans lesquelles le collectif prime sur l’individuel) et son essor au 19ème siècle correspond au moment où il devient un acte égoïste, c’est-à-dire pour Durkheim pathologique, donc évitable. Il en arrivait à pronostiquer un recul des suicides, ce que les faits n’ont pas forcément contredit, même si les tentatives de suicides se multiplient.

La thèse de Lipovetsky est que nous vivons aujourd’hui l’ère de l’individualisme narcissique, qui poursuit et amplifie la 1ère étape de libération de l’individu mise en œuvre avec le modernisme. L’avènement de la consommation de masse à partir des années 20 marque la mise en place d’un contrôle social d’un type nouveau, fonctionnant à la séduction sur le mode du self service, avec pour impératif d’être soi-même. La conquête de l’identité personnelle passe par l’acceptation de tous les comportements qui deviennent également recevables, perfectionnant en cela le jeu de l’égalité mais conduisant également à la banalisation rapide de toute nouveauté et nivelant inexorablement les valeurs. « L’inflation psy » résulte à la fois de cette responsabilisation des choix de consommation à opérer en permanence qui vont de pair avec l’introspection, et de la nécessité de devoir expliquer et assumer son identité, conduisant inéluctablement à un ensemble flou et banalisé. « Freud ne s’y trompait pas qui, dans un texte célèbre, se comparait à Copernic et Darwin, pour avoir infligé l’un des trois grands démentis à la mégalomanie humaine. »

L’hédonisme narcissique permet de résoudre un certain nombre de conflits, d’accroître l’autonomie et de réduire les violences, mais il génère d’autres tensions : « plus la société s’humanise, plus s’étend le sentiment d’anonymat ; plus il y a d’indulgence et de tolérance, plus le manque de confiance en soi s’accroît ; plus les mœurs se libéralisent, plus le sentiment de vide gagne ; plus la consommation et le dialogue s’institutionnalisent, plus les individus se sentent seuls, en mal de contact ; plus le bien-être croît, plus la dépression l’emporte. »

Sans en faire une explication exhaustive et systématique des tendances sociales (subtilité qui est peut-être une des raisons de l’insuccès relatif du livre), Lipovestky voit dans le « procès de personnalisation » ou la conquête de l’identité personnelle, la grande force à l’œuvre dans les changements profonds qui constituent le post modernisme. Desserrer la contrainte disciplinaire a pour prix l’atomisation de la société, décrisper les différences passe par le nivellement des valeurs (la « désubstancialisation »). « Loin d’être un agent de mystification et de passivité, la séduction est destruction cool du social ».

Le problème avec Lipovetsky, c’est que l’on a beau acquiescer sans hésitation à ses démonstrations, on n’en est pas plus avancé à la fin. Serait-ce le signe qu’il enfonce, avec élégance, des portes ouvertes ?

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