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Nouveau tour de force, plus impressionnant encore que la Chambre des officiers. Marc Dugain est décidément à son aise dans l’exercice de caméléon consistant à se glisser dans la psychologie d’un être et d’une époque, avec ici de surcroît une véritable maestria dans la restitution sans pesanteur des coups de billard à 18 bandes qui rythment les intrigues internes au pouvoir américain du milieu du 20ème siècle. Edgar est en effet Edgar Hoover, Directeur du FBI durant 48 ans, soit de 1924 à 1972, et la malédiction d’Edgar est le récit de l’intérieur de cette prodigieuse longévité par son bras droit et amant Clyde Tolson, qui aura gardé plus modestement son fauteuil de Sous-Directeur du FBI quarante années durant.
Le parti pris « insider » est totalement assumé, ce qui rend la lecture de ces « confessions » fascinante : Dugain a la subtilité de prétendre à la vérité définitive sans jamais distinguer ce qu’il invente de ce qui est solidement étayé. A aucun moment il ne relativise la portée de ses affirmations pour le lecteur, totalement happé de ce fait par les révélations qui lui sont faites. Cette confusion de la réalité historique et de la fiction pourrait être gênante mais le lecteur en question est bien assez intelligent pour introduire seul la prudence qui s’impose s’agissant de faits d’une complexité telle qu’à l’évidence ils ne sont pas connaissables par une seule personne. En outre en dépit de ce caractère de romanquête à la BHL dans Daniel Pearl, la reconstitution de Dugain est très convaincante : il réussit à désigner les responsabilités, et souvent les compromissions, de façon très crédible, sans éluder les noms propres et sans jamais tomber dans la simplification paranoïaque ou le coupable unique.
L’autre grande réussite du livre est le pétage de plomb progressif mais total de nos deux héros, Edgar et Clyde, persuadés d’être les seuls garants de l’ordre moral des Etats-Unis d’Amérique, et assumant en vue de son maintien, et du leur à la tête du FBI, ces deux objectifs étant indissociables, les pires turpitudes et notamment un certain nombre de meurtres, dont ceux des frères Kennedy.
Hoover a en fait acquis une position indélogeable lors de la 2nde guerre mondiale, où l’effort de guerre a justifié de systématiser les écoutes téléphoniques, avec la bénédiction de Roosevelt. Hoover a ensuite eu l’habileté de surfer sur l’anticommunisme pour accroître et amplifier le système de surveillance mis en place et généraliser les enquêtes sur la vie personnelle, l’objectif réel étant de tenir tout le monde par une affaire suffisamment compromettante. De fait aucun président n’osera destituer Hoover, qui mourra à son poste sous Nixon. Hoover lui-même était tenu par des photos de la mafia sur lesquelles il embrasse Clyde Tolson, si bien qu’il a toujours contesté la réalité du crime organisé, ou à tout le moins a toujours donné une large prééminence à la lutte contre les idéologies subversives, et au premier chef le communisme. Dans cette optique, une hilarante digression sur Camus trouve une place inattendue : évoqué par Bob Kennedy lors d’une conversation écoutée, la philosophie de Camus, « nouveau testament du communisme », fait l’objet d’une enquête approfondie du consciencieux Clyde Tolson, qui révèle surtout son stupéfiant degré d’endoctrinement et sa brutale étroitesse d’esprit.
Le portrait historique est instructif et l’exposé des dérapages du pouvoir lumineux, d’une noirceur sans excès et d’une logique imparable : personne n’est tout blanc même si la responsabilité de certains (dont Hoover en sa qualité de pion accélérateur) est aggravée. Il n’y a pas de Grand Cerveau des méchants et pourtant l’empilement de petits intérêts aboutit à un enfer qu’aurait pu créer le pire Satan des James Bond. La palme des méchants revient peut-être aux industriels texans, dont la brutalité et le peu de scrupules ont trouvé à s’incarner en Lyndon Johnson, leur marionnette complaisante. Ça fait froid dans le dos quand on pense à son successeur Dick Cheney.
Le titre enfin reste un peu mystérieux : pour ma mère d’après ses propres résumés de lecture, il ne fait pas de doute que la malédiction en question est d’être homosexuel. Ça me paraît un peu abrupt et sans doute éloigné de ce que veut exprimer Marc Dugain. Par malédiction, j’entendrais plutôt l’impasse schizophrénique dans laquelle se retrouve Hoover, contraint pour dépasser ses contradictions de se maintenir à la tête du FBI pour poursuivre la lutte contre la subversion morale, la sienne et celle du pays, confondues.
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