samedi 17 décembre 2005

Journal, Franz Kafka, Paris, 17 décembre 2005

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Dans la série des diaristes, Kafka n’est pas des plus légers. Son journal, annoté irrégulièrement (ou incomplètement transmis) de 1910 à 1923, chronique son combat contre le monde et contre lui-même et l’euphorie ne perce pas à toutes les pages.

Kafka ne se sent qu’un seul centre d’intérêt, la littérature, et il se reproche d’être à la fois trop pleutre pour s’y consacrer entièrement (et quitter son horrible poste de juriste dans les assurances) et de se convaincre, toujours par faiblesse, que son exclusion du monde est un choix qu’il a fait par fidélité à sa vocation. Il a toujours été très seul, a ressenti son père comme écrasant, adore ses sœurs mais affirme ne ressentir aucun intérêt pour sa famille, a rompu ses fiançailles deux fois. Plus il avance et plus il est seul et plus il se rend compte que c’est irrémédiable. La fatigue physique l’empêche de pouvoir dissimuler sur la durée sa froideur de sentiment et rend progressivement toute attache insupportable. Il se raccroche à la littérature, qui lui donne des moments d’exaltation même si là encore il se plaint continuellement des abandons de son corps.

Outre les variations de son désespoir, le journal de Kafka recueille également le tout-venant des produits de sa prodigieuse imagination. Le texte est truffé de départs de nouvelles, de bribes de dialogues qui en quelques lignes posent un univers dans lequel on rentre instantanément. Même si on aurait plaisir à poursuivre ces débuts de récit, leur interruption souvent très rapide n’est pas vraiment frustrante car quelques mots de Kafka sont suffisants pour créer un dépaysement. Par ailleurs l’immersion de ces textes dans le journal en rend la lecture amusante car on ne sait pas toujours au début s’il s’agit d’un fait réel ou imaginaire. Les extraits de lettre sont également remarquables, notamment la lettre au père de F qui précède la rupture des fiançailles. Les rêves en revanche sont tellement farfelus et foisonnants, et précis aussi dans leur description, que j’ai sauté ces pages la plupart du temps : Kafka aurait pu occuper une armée de psychologues à plein temps.

Je n’avais jamais lu Kafka ni eu envie de le faire parce que je pensais que j’allais entendre parler d’insecte. Son journal est une bonne entrée en matière pour sentir l’urgence du personnage et la constance de sa recherche, qui participent sans doute à l’émotion de le lire. Sans atteindre son niveau, Dieu merci (imaginer ce que c’est que d’être incapable d’aimer, ou de s’en croire incapable !), comment ne pas se sentir proche de Kafka dans les difficultés de son rapport au monde. Il écrit le 25 octobre 1921 (à 38 ans – il meurt à 41 ans de la tuberculose) : « Mes parents jouaient aux cartes, j’étais auprès d’eux, seul, totalement étranger ; mon père dit que je devrais jouer ou tout au moins regarder la partie ; je refusai sous un prétexte quelconque. Que signifiait ce refus, si souvent répété depuis mon enfance ? Ce qui m’était ouvert par cette invitation à jouer, c’était la vie commune, jusqu’à un certain point la vie sociale ; (…) Si je refusais toujours, c’était sans doute en raison de ma faiblesse générale et, surtout, de la faiblesse de ma volonté, mais je ne l’ai compris que relativement tard. Autrefois je considérais généralement ce refus comme un bon signe (abusé que j’étais par les grands espoirs que j’avais en moi), aujourd’hui, il ne me reste guère qu’un vestige de cette agréable façon de voir. (…) Au cours de l’une des soirées suivantes, je finis par prendre réellement ma part au jeu en notant les résultats pour ma mère. Mais cela ne donna lieu à aucun rapprochement et à supposer qu’il y en eût une ombre, elle fut aussitôt balayée par la fatigue, l’ennui et le regret du temps perdu. Il en eût toujours été ainsi. Cette zone frontière entre la solitude et la vie en commun, je ne l’ai franchie qu’extrêmement rarement, je m’y suis même établi plus solidement que dans la solitude véritable. Comparée à cette contrée, comme l’île de Robinson était vivante et belle ! »

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