vendredi 3 février 2006

Mécréance et discrédit, 1. La décadence des démocraties industrielles, Bernard Stiegler, Beyrouth, 3 février 2006

-
Pour commencer, un petit extrait représentatif : « L’indétermination absolue de l’avenir, c’est-à-dire ce qu’un processus d’individuation peut projeter comme protention, c’est ce que ce processus rencontre comme sa propre singularité, qui, la plupart du temps, ne se concrétise que comme expérience de la singularité que ce processus rencontre comme n’étant pas la sienne, mais celle de l’autre avec lequel il se co-individue (et forme un nous), y compris l’autre chose par laquelle, le plus souvent, il rencontre l’autre avec lequel il peut former un nous. »

Tout l’ouvrage, à une ou deux pages près, est du même acabit. Il n’en fait heureusement que 210 mais on ne peut pas dire que ce soit une publicité pour leurs consoeurs des tomes suivants, encore à paraître. Ce bavardage philosophique jargonnant au-delà de la caricature est le plus souvent totalement hermétique, pour les ignares dans mon genre à tout le moins.

Stiegler se branle en réécrivant le dictionnaire pour cerner au plus près les mécanismes d’élaboration de la personnalité, dénommée « individuation psychique et collective ». Il invente ce faisant une novlangue d’une opacité rédhibitoire mêlant grec ancien (eris, ariston), latin (otium, negotium) et neo-charabia (double redoublement epokhal, catastrophé, rétention, projection, devenir-monde, hypomnemata, hypostase, etc…, etc…), héritée en partie de Derrida dont Stiegler reçut l’enseignement. Pour un philosophe qui dénonce les dangers de la grammatisation (entendue comme l’acceptation, que toute technologie tend à renforcer, de certaines normes prétendues neutres au prétexte que ce sont des acquis techniques, à commencer par les mots et la grammaire), c’est finalement une brillante démonstration par l’exemple. Il définit des concepts à partir de présupposés plus ou moins contestables, et les met ensuite œuvre dans des démonstrations hardies, qui ne reposent finalement que sur le présupposé initial, considéré comme acquis et indiscutable… Lesdites démonstrations convoquent et revisitent les penseurs les plus illustres (Nietzsche, Marx, Kant, Hegel, Platon, Aristote, Baudrillard, Lyotard, etc…) en permettant à Stiegler de se poser dès que l’occasion se présente en égal (ce que Weber n’a pas vu…, ce que Marx n’a pas compris…), mais leur portée pratique est mince à mes yeux néophytes, s’agissant d’assertions ayant évincé toute réalité charnue.

Reste une thèse générale assez puissante, ressassée tout au long du livre et inspirée, presque déduite, de la phrase de Patrick Le Lay sur le « temps de cerveau disponible » : la révolution numérique est une étape supplémentaire de la grammatisation (i.e. de la normalisation induite par la technologie). Cette grammatisation répond à un impératif de formatage toujours croissant de l’audience, qu’exige l’optimisation du système capitaliste. Le marché, à l’heure du capitalisme culturel, s’empare désormais du temps de cerveau, et sa commercialisation passe par son formatage, ce que la technologie permet et encourage. Les consommateurs sont ainsi les nouveaux prolétaires : là où le premier capitalisme appauvrissait le savoir-faire du travailleur et l’uniformisait en le rationalisant, le capitalisme hyperindustriel (pour reprendre un des néologismes ronflants de Stiegler) appauvrit l’environnement culturel du public pour l’uniformiser et le transformer en parts de marché commercialisables. Ce faisant le temps de loisir du travailleur est ramené dans le marché et l’existence est ramenée à la subsistance (disparition de l’otium). Dans ce perfectionnement, le capitalisme court cependant à sa perte : gommer les différences entre les individus qui composent le public tue le moteur du désir, mu par l’altérité. La désagrégation du désir ne connaît qu’un ersatz à même de maintenir le niveau de consommation : la frustration provoquée, une recette de perpétuelle surenchère qui n’aura qu’un temps et implique un asservissement croissant des individus. C’est donc au pouvoir politique d’encourager l’individuation, en menant une politique culturelle préservant une place pour l’otium (typiquement : la télé non marchande) et encourageant chacun à trouver sa propre voie. Le livre ne contient pas réellement de recommandations pratiques cependant.

Si l’on ne peut qu’adhérer à la dénonciation du parfait nihilisme d’un Le Lay clamant cyniquement que son objectif est l’abêtissement des masses, le propos de Stiegler ne résiste pas longtemps selon moi à deux objections :
1. La construction paranoïaque du monde, caractéristiques des gauchistes de tous poils et en particulier du Monde diplomatique dont Stiegler est un collaborateur, occulte la joie de s’abêtir, une des choses au monde les mieux partagées. Nul besoin du grand Satan américain ni de la technologie numérique pour obtenir le grégarisme et la préférence pour le prêt-à-penser. La nature de l’homme me semble expliquer les déviances marchandes mieux qu’un grand complot ayant perverti le bon sauvage originel. Est-ce que la technologie ou le marketing de masse font changer d’échelle ce goût naturel pour l’abêtissement ? Ça ne me paraît pas aller de soi.
2. Considérer que l’existence moderne se résume à la subsistance, par opposition à un âge d’or où l’on savait flâner, est une marotte de nanti qui est particulièrement risible vu du Liban, où le progrès économique semble le seul mode envisageable de dépassement des conflits ethniques, religieux et raciaux qui divisent la population. Alors certes le nivellement des valeurs qu’emporte la marchandisation du monde peut apparaître excessif dans des sociétés qui en ont moins besoin à présent, mais il représente un progrès inestimable pour l’humanité, pas encore partagé par tous, et qui ne peut pas être condamné en tant que tel. On dirait presque que Stiegler déplore la sortie du monde de la tragédie, la fin des blessures sanglantes qui font l’histoire de chacun et des peuples, comme s’il adhérait sans le dire ou sans le savoir aux thèses de Fukuyama sur la fin de l’histoire et que ça contrariait son attachement adolescent pour Nietzsche. Pour moi l’essence de l’homme n’est pas touchée par la marchandisation, du simple fait qu’elle ne peut pas le combler : elle suscite d’elle-même une réaction non marchande. Le nivellement des valeurs n’enraye pas la complexification croissante du monde, et le progrès indéterminé de Condorcet me semble toujours en marche.

Pour conclure, on peut certes s’interroger sur le caractère majoritaire de la bêtise humaine, mais la prétendre hégémonique ou même simplement en voie d’extension ne me semble pas conforme à la réalité, et imputer cet abêtissement supposé à la technologie ou à un complot capitaliste me semble relever de l’aveuglement idéologique.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

ça a l'air tout-à-fait passionant c'bouquin...

nb:onanisme=à simenon

Anonyme a dit…

critiquer Stiegler notamment sur sa forme d'ecriture pourquoi pas, ca se discute, mais pour le reste encore faut il avoir compris ses propos et notamment la notion du pharmaka, c'est a dire la maniere dont on utilise tel ou tel hypomnemata comme par exemple les technologies. Il n'est pas contre la technologie ou le capitalisme ou meme le marketing du consumerisme et il reconnait ses avantages, il denonce le detournement ou la mauvaise utilisation que l'on en fait et on pourrait d'ailleurs dire ca d'autres ideologies ou pratiques... et cette mauvaise utilisation qui a pu etre meilleur d'ailleurs a une epoque devient toxique plus qu'elle n'est un remede. et il explique pourquoi . Faudrait arreter de tomber dans le cliche et essayer de comprendre ou veulent en venir les auteurs et pas raisonner avec du parti pris en faisant des raccourcis..